Le théâtre est-il fait pour être lu ou pour être vu ? Question classique, qu’il serait peut-être bon de dépasser pour que les élèves soient mis en activité par l’écriture et le jeu, pour qu’ils s’emparent vraiment des pièces qui leur sont données. Yoan Fontaine, professeur de français au collège Belle-Vue de Loué dans la Sarthe, propose une piste d’activité pédagogique qu’il a menée en 4ème : lors de l’étude de « L’Avare » de Molière, les élèves, avec un simple traitement de texte, insèrent des didascalies dans certaines scènes pour éclairer leur conception du personnage ; ils vont ensuite mettre en œuvre les indications de mise en scène et de jeu données par leurs camarades pour faire vivre ces différentes visions. Ainsi les élèves ne se contentent-ils plus d’être de scolaires exégètes : par la créativité et par la collaboration, dans l’espace numérique comme dans le monde réel, à travers les mots ou à travers le corps, ils se font, dans tous les sens du terme, interprètes.
Comment l’activité a-t-elle été lancée ?
L’activité constitue le prolongement et l’aboutissement d’une séquence sur L’Avare, en classe de 4ème. Le parcours a conduit les élèves à s’interroger sur le personnage d’Harpagon, en mettant en lumière les emprunts de Molière à la tradition mais aussi en montrant les apports de l’auteur notamment concernant la profondeur et la complexité d’un personnage qui peut être interprété diversement : amoureux déçu, paranoïaque inquiétant, victime d’une folie qui le ronge, égoïste malveillant et cruel à l’égard d’autrui, manipulateur astucieux et énergique…
Le projet est conçu pour passer du travail de lecture et d’interprétation de l’œuvre, combinant lectures analytiques et études d’ensemble, à un travail en projet qui, à travers une situation concrète de création, permet le réinvestissement d’apprentissages construits pendant la séquence pour favoriser leur appropriation : la lecture et l’interprétation de la pièce avec la question de l’ambigüité du personnage, le travail d’oral avec le jeu théâtral, le travail sur le lexique, ou encore celui sur les procédés d’écriture de la comédie.
D’autres compétences sont travaillées plus spécifiquement au cours de cette activité : exercer son jugement en choisissant une interprétation, écrire des didascalies cohérentes en fonction de ce parti pris, réaliser une mise en scène.
Le dispositif favorise également un certain nombre d’apprentissages transversaux : développement de l’autonomie, de l’initiative et de la curiosité, maîtrise d’outils numériques.
L’activité est assez guidée dans son déroulement, mais laisse place à un travail complexe puisque les élèves doivent combiner les connaissances et les compétences travaillées dans la séquence, tout en en mobilisant de nouvelles.
Durant le travail sur traitement de textes, les élèves, en groupes, sont invités à insérer des didascalies dans le dialogue écrit par Molière : comment s’est déroulée cette phase ?
Durant cette phase qui combine écriture et utilisation des outils numériques, des consignes assez précises ont été données pour encadrer l’activité et la rendre efficace. Il est demandé aux élèves d’insérer des didascalies au texte choisi et d’utiliser les ressources du traitement de texte (taille et forme de la police, couleurs, fonctions souligné, surligné, caractère gras) pour donner des consignes de mise en scène et de jeu. Il est bien précisé aux élèves qu’ils ne peuvent modifier que la forme des répliques, pas leur contenu. Ce travail est relié au sens car la consigne est complétée par l’intention à donner : « Vous présenterez ainsi Harpagon, soit comme un personnage à la paranoïa inquiétante, soit comme un personnage ridicule et comique. Vous pourrez ainsi travailler sur le jeu des acteurs : la voix (force, vitesse, apartés), les sentiments (colère, peur, folie), les déplacements, les gestes, l’utilisation d’accessoires. Vous pouvez également donner des indications concernant les décors, les costumes, le son. »
D’un point de vue technique, l’activité est simple à mettre en œuvre car les élèves s’approprient très rapidement les fonctionnalités du traitement de texte nécessaires à ce travail. Les élèves ont bien saisi la consigne, et l’aspect ludique du jeu de mise en forme du texte s’est rapidement mis au service d’une réflexion sur le fond. Le numérique trouve ici sa plus-value : le traitement de texte facilite le « modelage » du texte et l’insertion de didascalies, l’écriture et la réécriture, pour obtenir un résultat propre et facile à transmettre pour une lecture par d’autres élèves.
Mon rôle, durant cette phase de travail, a surtout consisté, en passant de groupe en groupe, à aider les élèves à préciser et définir leurs intentions en les encourageant à approfondir leurs propositions. Par exemple, des tailles de police énormes se justifiaient par certains choix interprétatifs, mais les élèves semblaient hésiter d’abord à exagérer, comme s’ils avaient l’impression de dépasser certaines limites imposées par le cadre scolaire. Ce type de travail a permis de libérer de la créativité. Un groupe qui s’en tenait à un affrontement simple entre La Flèche et Harpagon a su approfondir sa proposition pour livrer une mise en scène s’inspirant d’un ring de boxe afin de renforcer les tensions de l’échange verbal entre Harpagon et La Flèche.
Il a été nécessaire également d’opérer des régulations dans le travail de rédaction, pour rappeler notamment le mode d’écriture des didascalies. Les élèves ont eu en effet tendance à utiliser d’abord la narration avec le système imparfait / passé simple. Un retour rapide en cours d’activité sur quelques exemples de la pièce a permis de se réapproprier ce mode d’écriture et de rappeler quelques constantes : phrases plutôt brèves, écrites au présent, utilisation du participe présent… Le travail a pu se réorienter alors.
Ce travail d’écriture a permis de réinvestir certains apprentissages de la séquence. Pour ridiculiser le personnage, les élèves ont pu par exemple employer les différents types de comique étudiés. Ainsi, un exemple montre le réinvestissement des comiques de répétition, de geste et de caractère avec la mention de tics nerveux associés aux répliques d’Harpagon. Le comique de mot a pu être renforcé par les intonations descendantes qui montrent la peur du personnage et qui sont mises en évidence par la taille décroissante de police de caractère. Du point de vue lexical, le choix de scènes de conflit a favorisé un travail sur l’expression des émotions qui avait pu être abordé dans la séquence.
Les élèves ont ensuite été invités à interpréter les scènes en respectant les indications données par leurs camarades : les répétitions ont-elles été faciles ? en quoi le dispositif vous a-t-il semblé susceptible de stimuler le plaisir du jeu et donc de favoriser le développement de compétences orales ?
Cette phase du projet permet de travailler les compétences de l’oral, travail de la voix et du corps avec le jeu théâtral. Il concrétise ainsi une série d’exercices plus ponctuels menés pendant la séquence et leur redonne une cohérence par la mise en scène d’un extrait joué devant le reste de la classe.
Les groupes d’élèves s’échangent les répliques. Les élèves doivent donc d’abord mobiliser des compétences de lecture pour bien cerner les intentions de leurs camarades. Un premier temps est donc consacré à la lecture individuelle, puis les élèves échangent au sein du groupe. Le plaisir de découvrir le travail d’autres groupes, d’avoir à le jouer, d’interagir pour demander des précisions, tout cela a été très stimulant et a favorisé les échanges entre groupes. Les élèves sont très actifs, deviennent metteurs en scène, acteurs.
Là encore, mon rôle a été d’inciter les élèves à aller jusqu’au bout des propositions, d’assumer certains choix. Le fait de travailler en groupe, l’aspect ludique du travail ont permis de lever quelques inhibitions et de travailler plusieurs aspects de l’oral : déplacements, gestuel, placement de la voix…
Le temps de restitution devient un élément fort du projet, aboutissement du travail de lecture, d’écriture, de jeu. D’ailleurs, après le passage et les commentaires sur les prestations, les élèves demandent à repasser une deuxième fois. Une première inhibition est levée, ils se libèrent et les deuxièmes essais sont souvent plus réussis : moins de retenue, plus de plaisir à jouer.
Lors de ce passage au jeu, les groupes d’élèves avaient tendance à ajouter ou supprimer des propositions faites par les autres groupes. Cela a permis de mettre en évidence l’idée que le passage du texte à la mise en scène constituait une appropriation et non une simple mise en application des indications données dans le texte.
En fin d’activité, un temps de synthèse est organisé pour stabiliser les connaissances et les compétences travaillées et mises à jour.
En prolongement, vous avez mené d’autres séances de travail, autour du personnage d’Harpagon et autour de mises en scène célèbres : en quoi ont consisté ces séances ? quels en étaient les intérêts spécifiques ?
Une séance est consacrée à une recherche sur les mises en scène existantes de la pièce. Les élèves ont ainsi la possibilité de confronter leurs propositions avec celles déjà effectuées par de grands metteurs en scène. Le travail préalable aura permis de les sensibiliser à ces enjeux de la mise en scène.
L’activité permet donc d’élargir des connaissances culturelles et littéraires, d’appréhender avec une expérience personnelle de la pièce ces propositions, mais aussi de réinvestir les connaissances de la synthèse effectuée dans la séance précédente pour en favoriser l’acquisition.
Le travail mené présente une forte dimension collaborative (travail de groupes sur les dialogues, interactions entre les groupes lors des phases des jeux…) : quels vous semblent être les intérêts de tels dispositifs ?
La dimension collaborative est essentielle à plusieurs niveaux. Les élèves construisent ensemble les apprentissages : débats, recherche d’idées, choix à effectuer, explications entre pairs. Cela renforce également la motivation et l’investissement des élèves.
D’autre part, le dispositif implique pour le professeur un autre rapport au groupe, libérant du temps de présence pour travailler avec certains élèves en difficulté ou d’être disponible pour aider d’autres à approfondir leur travail. Ce type de situation favorise donc la gestion de l’hétérogénéité facilitant le travail de différenciation.
Pour finir, la position de professeur face au groupe se décentre. Loin de la posture frontale, son rôle consiste plutôt à organiser, accompagner, réguler. La relation avec les élèves s’en trouve modifiée : plus de proximité, d’échanges.
Quel bilan final tirez-vous de l’expérience ?
L’expérience a été très concluante. Le principe d’une démarche active pour les élèves donne une dynamique et une cohérence à la séquence et ses enjeux. Voir les élèves exercer leur jugement, s’approprier la pièce et les apprentissages mobilisés, débattre entre eux, prendre plaisir à transformer le texte puis à l’interpréter, tout cela révèle le potentiel pédagogique et didactique de ce type d’activités.
Des perspectives sont possibles. L’activité est facilement transférable, surtout au lycée où les programmes orientent l’étude du texte théâtral vers la question de la représentation.
Autre piste : il est possible de mettre en œuvre cette activité en partant d’une question plus ouverte, sans donner d’indications d’interprétation. Elle pourrait alors prendre place en début de séquence, sous forme de tâche complexe, pour faire émerger la problématique de l’interprétation de la pièce et du personnage d’Harpagon.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site de l’Académie de Nantes :
http://www.pedagogie.ac-nantes.fr/1362588551422/0/fiche___ressourcepedagogique/