Jeudi 14 novembre à Rennes, le 26ème prix Goncourt des Lycéens a été décerné à Sorj Chalandon pour son roman « Le quatrième mur ». Douze lycéens, délégués par leurs régions, représentaient les 2000 lecteurs qui, depuis septembre, dans une cinquantaine d’établissements français et étrangers, ont parcouru avidement la sélection de rentrée de l’académie Goncourt. Illettrés, indolents, irresponsables : autant de stéréotypes que le « système » véhicule sur les élèves et que le Goncourt des Lycéens s’acharne chaque année à réfuter : les lycéens dévorent des livres (pour peu que la lecture retrouve un sens autre que strictement scolaire), sont même capables d’en lire une quinzaine en quelques semaines (pour peu qu’une pédagogie de projet en crée la dynamique), s’investissent pleinement dans les missions qui leur sont confiées (pour peu qu’on leur en donne). En ce sens, le Goncourt des Lycéens constitue bien un événement pédagogique, plus encore que médiatique, littéraire, éditorial ou économique.
De la littérature comme action et relation
André Billy, juré Goncourt, affirmait en 1969 : « La raison d’être des prix littéraires n’est pas de couronner des chefs-d’œuvre, mais de porter pour quelques jours la littérature au premier plan de l’actualité ». Y compris dans l’Education nationale ? Par-delà le buzz médiatique qui accompagne la remise du prix à Rennes, par-delà l’impact sur les ventes pendant plusieurs mois (700 000 exemplaires du lauréat précédent, « La vérité sur l’affaire Harry Québert », ont été vendus en France entre septembre 2012 et août 2013), le Goncourt des Lycéens a pour principal mérite d’actualiser la littérature dans les classes plusieurs semaines durant : assurément de la rendre actuelle puisqu’elle est saisie dans le présent de son écriture, plus fondamentalement encore de la transformer en action : lire intensément, rencontrer des écrivains, sortir de la classe, argumenter à l’écrit ou à l’oral, faire des recherches, créer autour des œuvres … Dès lors, l’événement médiatique montre aux yeux de tous que les lycéens peuvent faire l’événement, en donnant le spectacle, sans doute aujourd’hui paradoxal, de leur passion de lire.
Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir la plateforme numérique de l’opération : sur ce site 2.0, les lycéens des 50 établissements concernés prennent la parole, partagent au fur et à mesure leurs impressions de lecteurs, racontent les événements liés au projet ou encore se risquent à des productions inventives autour des romans de la sélection. Ce « Goncourt in progress » est remarquable dans sa dimension collaborative : il est rare de voir ainsi les élèves de 50 lycées différents échanger sur un projet commun et abattre, par la lecture et l’écriture, les murs de la classe, du lycée, de l’académie. La plateforme permet de saisir combien le lycée lui aussi peut être un lieu où, quitte à s’éloigner d’une littérature patrimoniale (celle que dévitalise quelque peu une évaluation de type bachotage ?), on peut travailler pleinement les compétences (celles qui aident à vivre ?) : on voit combien en particulier s’y articulent de réelles connaissances (des œuvres concernées, du genre romanesque, des formes littéraires adoptées, des thèmes abordés …), d’utiles capacités (rendre compte d’une lecture, résumer, argumenter, inventer…), d’admirables attitudes (le goût de la lecture, la sensibilité à la littérature, l’ouverture au monde, l’investissement dans le travail …)
Le choix 2013 des lycéens est d’ailleurs instructif. Le roman de Sorj Chalandon se situe à Beyrouth en 1982 : le héros tente de monter l’ « Antigone » de Jean Anouilh, avec une troupe composée d’une Palestinienne, de chiites, d’un druze, de chrétiens, de Chaldéens et d’Arméniens. Les lycéens ont été particulièrement bouleversés par un livre écrit par un ancien reporter de guerre, aux résonances multiples et fortes : historiques, politiques, littéraires, personnelles. A l’annonce de son prix, Sorj Chalandon s’est lui-même dit « très ému » et soulagé « d’avoir pu partager son fardeau de la guerre du Liban ».
Le quatrième mur qui donne son nom au roman est celui qui symboliquement au théâtre sépare la scène du public : un mur que l’école dresse aussi parfois entre la littérature et les élèves, un mur que le projet Goncourt des Lycéens invite à sa façon, transférable, à abattre. Pour en témoigner, on se contentera d’aller butiner sur la plateforme collaborative du Goncourt des Lycéens 2013 des bouts de textes où les lycéens eux-mêmes ont exprimé tout au long des semaines passées leurs jugements sur le roman récompensé. Ils nous y donnent une leçon : le livre devrait toujours, en particulier à l’Ecole, être une relation.
Les lycéens parlent du Goncourt 2013
« Édifiant, cet ouvrage pose de réelles questions, vient remuer en vous ce que personne jusqu’ici n’avait pu atteindre. Le malheur d’un pays en paix n’est-il pas le bonheur d’un pays en guerre ? À quoi bon pleurer une boule de glace tombée de son cornet au milieu de cris d’enfants heureux ? Cette relation entre Liban et France que construit l’auteur ne laisse pas indifférent. Le style heurté et vif est là pour le rappeler, ce livre questionne. Ancien journaliste, le romancier retranscrit avec brio les émotions de la guerre. C’est simple une fois que vous avez pénétré dans l’histoire, vous ne pouvez plus en sortir, le quatrième mur est monté. Le roman ne quitte plus vos mains, jusqu’à la dernière ligne, il reste avec vous jusqu’au bout. Il n’y a plus d’espoir dans ce livre, la tragédie y est installée. Le combat d’un homme pour offrir quelques minutes de paix à un pays déchiré par la guerre, les larmes d’une famille involontairement abandonnée par son père, la violence des tirs d’obus, le craquement d’un genou retourné, le doux son du sang ruisselant, le claquement de l’acier, le fracas d’une explosion, tout est dans ce livre habilement regroupé sous la plume enchantresse de l’auteur. « C’était pour les rois, la tragédie. » Le quatrième mur est une tragédie, Chalandon un roi. » (Lycée Philippe Lamour de Nîmes)
« On a toujours deux yeux de trop » pour une guerre, jamais assez pour lire Chalandon ! (…) Un des thèmes que je trouve bien traité et intéressant dans votre ouvrage, serait la conception du bonheur ; qu’est-ce que le bonheur ? On retrouve là un grand moment d’Antigone, et votre passage, où George s’énerve auprès de ces européens, de ces français en paix, qui se plaignent de « ce dimanche qui puait le lundi », de problèmes futiles face a ce que d’autres vivent – ce passage où sa fille fait tomber sa glace et en pleure. Ce parallèle avec la tirade d’Antigone, où elle crache sur le bonheur, m’a fortement marquée, tant il est débordant de sincérité et de vérité. Il est, je trouve, d’autant plus intense entouré de la guerre, des morts, des viols et obus. » (Elissa, Lycée français international Georges Pompidou, Dubai).
« Georges c’est moi. Sauf que je n’ai pas été capable d’y retourner, à la guerre, de quitter la paix pour aller mourir à la guerre ». Sorj Chalandon est Georges. Il est le personnage de son livre. Tout prend son sens, tout devient logique. « J’étais journaliste, et quand il y a un massacre pendant la guerre, on raconte ce qui s’y est passé, on expose les faits, mais on ne pleure pas, on n’a pas le droit de pleurer ! On n’a pas le droit de hurler que des bébés ont été étouffés dans leur couffin ! On raconte, c’est tout. » Il parle avec émotion ; il pleure, je crois. Il ne nous parle pas de son livre, il nous raconte ce qu’a vécu le héros ; il nous raconte ce qu’il a vécu ; il nous raconte la guerre. Tout se lit dans son regard triste : la guerre, les morts, la peur, le sang, tout se lit dans ses yeux qui expriment la souffrance. Je ne l’écoute pas, je bois ses paroles, et le silence règne dans la salle. Pas un bruit. Juste la voix de Sorj, voix pleine d’émotion, de tristesse, voix qui nous porte au Liban, voix qui nous saisit et nous fascine. En lisant Le quatrième mur, j’ai trouvé la vie de Georges horrible : cette folie qui le prend, qui l’arrache aux bras de sa femme et de sa fille, qui l’en sépare brutalement. Tout ça il l’a vécu, tout ça c’est lui. Georges et Sam ; chaque victime, chaque mort, il l’a connu. Dans ce livre, il y a tout ce que l’homme récolte de dégoût et de peur de la guerre. « Georges est allé à la fin du chemin de tout homme qui revient de la guerre ». Ce quatrième mur qui sépare la paix de la guerre, ce quatrième mur qui sépare la vie et la mort, ce quatrième mur qui est fait de haine, de folie, de certitude, et que Georges doit briser et qu’il traverse juste pour mourir. Et Antigone dans tout ça ? « Antigone n’est pas une pièce, c’est un malentendu. Chaque adversaire voit la pièce différemment. » Fin du discours. Tout le monde applaudit, tout le monde est ému, j’ai des frissons. Je le comprends si bien et je veux pourtant qu’il continue à parler, qu’il m’explique mieux, je veux savoir. Je veux connaitre chaque détail que je n’ai pas saisi. Je m’en veux de retranscrire si mal ce que Sorj dit si bien. » (Récit par Marlie d’une rencontre avec Sorj Chalandon, Lycée Vaclav Havel de Bègles)
Compte rendu de Jean-Michel Le Baut
Plateforme du Goncourt des lycéens 2013
Témoignage d’une lycéenne dans le Café