Depuis plusieurs années Frédéric Grimaud cumule des centaines d’heures d’entretiens de professeurs des écoles, qui parlent de leur métier, qui disent comment ils organisent leur travail, qui détaillent les choix qu’ils font lorsqu’ils sont en classe. Parfois, ils ne sont pas d’accord entre eux et parfois aussi, ils se disputent. Cette chronique exposera chaque semaine deux points de vue, deux manières de faire, de deux professeurs des écoles. Aucun des deux n’a raison, aucun des deux n’a tort, mais ils assument ne pas faire exactement la même chose … et ce faisant ils font vivre leur métier.
L’activité de travail des professeurs des écoles est faite de tous les choix qui sont pris dans le quotidien de la classe. Ces choix sont propres à un individu et leur pertinence se mesure à l’aune du métier. Lorsqu’il existe un cadre où ces choix peuvent être discutés, où la qualité du travail peut être l’objet de controverses, où les professionnels peuvent se disputer sur la manière de faire un travail efficace et efficient, alors le métier reste vivant. Chaque semaine, retrouvez deux professeurs des écoles qui expriment un point de vue différent sur la manière de faire leur métier, qui n’utilisent pas les mêmes outils pour réaliser leur tâche, qui ne font pas les mêmes gestes professionnels. Aucun des deux n’a raison, aucun des deux n’a tort, mais ils assument ne pas faire exactement la même chose … et ce faisant ils font vivre leur métier.
En lisant ces lignes chaque mercredi, demandez-vous comment vous vous y prenez, vous, et pourquoi ?
Céline et Morgane sont toutes deux maîtresses de maternelle. Dans la classe de Céline le matin, un groupe d’enfants est avec la maitresse et les autres, en autonomie relative, doivent effectuer un tri de grandeur à partir d’étiquettes représentant : un petit nounours, un nounours moyen et un grand nounours, ou bien classer des gommettes en fonction de leurs tailles. Céline explique alors comment elle s’y est pris pour préparer ses ateliers :
« Moi je viens tôt le matin pour avoir le temps de préparer les ateliers. Je mets dans l’armoire chaque barquette, pour chaque enfant, pour que chacun ait ses étiquettes et ses gommettes à coller quand il sera en activité autonome surveillée par l’ATSEM. Avec moi ils vont manipuler des petits nounours en plastique pour que j’évalue s’ils ont bien compris les notions de petit, moyen et grand et s’ils arrivent à classer les objets en fonction de leurs tailles. En autonomie, ils vont faire un travail similaire avec des étiquettes de nounours ou des gommettes. C’est pour ça que je leur prépare à chacun une barquette où se trouvent les étiquettes pré-découpées qu’ils devront coller et dans une autre barquette il y a une petite gommette, une gommette moyenne et une grande gommette. Je leur mets aussi dans la barquette un pot de colle par enfant. Je veux que chaque enfant ait tout son matériel de travail préparé pour qu’il ne se concentre que sur l’activité que je demande. L’objectif c’est de voir s’ils savent classer par grandeur, des étiquettes de nounours ou des gommettes. C’est pour cela que chaque enfant a SA barquette avec SON matériel nécessaire. De plus, c’est important, je mets des colles et des gommettes qui correspondent à leur couleur de groupe. Pour le groupe jaune, je ne mets que des gommettes jaunes, pour le groupe rouge, que des gommettes rouges … parce que sinon ils se disputent. Et tu vois, moi je vais être avec un groupe en train de faire des apprentissages ou d’être évalué. Alors si à côté ils se disputent pour savoir qui la gommette bleue et qui a la rouge, moi ça me perturbe et ça me demande d’intervenir et c’est fatigant de tout le temps se lever ou de dire « moins de bruit ». Alors que quand ils ont chacun leur matériel de prêt, je ne suis pas dérangée, ni le groupe avec lequel je travaille. »
Morgane observe l’activité de Céline et elle lui dit :
« Moi je pense que les activités en maternelle sont encadrées par une activité de préparation du matériel par les enfants qui conduit à l’autonomie. La préparation du matériel et le rangement aussi, ça fait partie de mes objectifs d’apprentissages. Pour ça dans ma classe, les enfants ont tous une bande à découper avec les 3 nounours au milieu de la table et chacun va devoir en prendre une et se la découper. C’est pour cela que les deux premières périodes, je concentre mon travail sur leur autonomie, qu’ils sachent où est le matériel, ce qu’ils ont droit de faire, comment on découpe et cetera. Ensuite, quand ils sont en activité, ils ont tout le matériel posé sur la table et chacun prend ce qu’il lui faut. L’activité de mathématiques est encadrée par des activités de découpage, de rangement, de gestion du matériel. Bien sûr il y a des ratés et parfois ils découpent mal ou même ils déchirent. Mais je prévois toujours plus de gommettes et plus d’étiquettes qu’il ne faut car ils perdent, ils se prennent, ils déchirent. Ou sinon je viens avec du scotch et je recolle les étiquettes aussi parfois. Mais je ne leur prépare pas leur matériel car je pense que couper, partager, ranger aussi, ça fait partie du devenir élève et des compétences à développer. Et puis je ne peux pas tout le temps venir une demi-heure en avance à l’école pour tout préparer non plus. »
Petite analyse : Céline et Morgane ne mettent pas l’accent sur les mêmes préoccupations. La notion de préoccupation est fondamentale pour comprendre le travail. Ces préoccupations sont bien entendu d’abord tournées vers les apprentissages, que ce soit du tri de grandeur ou de l’usage du matériel. Déjà Céline et Morgane ne mettent pas en avant les mêmes objectifs. Mais les préoccupations des professeurs des écoles sont aussi tournées vers la gestion du groupe classe, avec l’exigence de ne pas avoir trop de bruit ou l’exigence de rendre le groupe autonome. Enfin, s’expriment des préoccupations tournées vers le sujet, vers l’économie que fait le travailleur de lui-même. Que ce soit Céline qui ne veut pas se fatiguer à demander le silence ou bien Morgane qui ne veut pas venir trop tôt le matin, les travailleurs ont aussi la préoccupation, importante, de faire un bon usage de soi, de son corps, de sa voix, au travail.
Et vous, vous êtes plutôt d’accord avec Céline ou bien avec Morgane ?
Frédéric Grimaud
NB : Pour aller plus loin, cette dispute est analysée en détail dans le livre « Le Travail Hors la classe des professeurs des écoles » (Syllepse) disponible ici
Frédéric Grimaud : « les professeurs des écoles sont d’abord des travailleurs »