Si vous essayez de faire une veille informationnelle sur le domaine de l’IA vous allez être rapidement submergé. Le monde de l’éducation et de la formation n’échappe pas à ce déferlement. L’IA semble déclencher un phénomène bien connu d’enthousiasme, parfois de fascination, et de questionnements. Il démontre aussi les méfaits d’une illusion et des fantasmes qui l’accompagnent, sorte de miroir aux alouettes. Pour qui se souvent des années 80, et sur le même sujet, les réactions étaient similaires, avec en moins, la puissance des réseaux de diffusion des médias en ligne (interactifs ou non) qui désormais amplifient largement la circulation de l’information et ses effets sur la population, spécialisée ou non. Si des sauts techniques se sont produits depuis soixante années, les discours, eux, se sont reproduits. Quant aux effets de ce déferlement médiatique sur le monde de l’enseignement et de la formation, ils sont particulièrement importants : développant rêves et peurs en même temps. Revient alors sur le devant de la scène le même type de pensée et d’expérimentation basé sur l’engouement pour ce qui est perçu comme une nouveauté.
L’acceptation parfois irraisonnée du progrès technique
Rappelons donc qu’à chaque soubresaut technologique le monde scolaire est questionné comme le montrait jadis Jacques Perriault dans son livre « la logique de l’usage » (Flammarion 1989). De la lanterne magique au magnétophone et plus récemment à l’ordinateur, Internet et autre Intelligence Artificielle, le monde scolaire est sollicité à double titre : d’une part pour ce qui concerne les transformations dans l’enseignement et l’apprentissage en lien avec l’évolution de la société, mais d’autre part pour faire vivre un « marché » celui de toutes ces entreprises (on dit maintenant start’up) qui tentent de s’engouffrer dans ce qu’elles espèrent être un marché rentable. Pour le dire de manière plus distancée, les évolutions techniques transforment le rapport de chaque humain au monde qui l’entoure, elles s’inscrivent dans des modèles de développement des sociétés qui, selon les options politiques, serviront les intérêts de l’état (centralisé) ou des entreprises (libéral). Le fait est que nos sociétés adoptent toutes les évolutions techniques dès lors qu’elles renforcent ces intérêts et qu’elles semblent faciliter le quotidien.
L’IA remplace ou augmente l’enseignant et l’apprenant ?
L’annonce faite par un ministre de l’Éducation « de passage » d’un produit basé sur l’intelligence artificielle et présenté par certains médias comme ‘un « professeur de vos enfants » appelé MIA (Modules Interactifs Adaptatifs) n’est pas sans poser problème. Surtout que contrairement au calendrier annoncé, la mise en oeuvre se fait attendre et surtout l’évaluation de la transparence et de la pertinence de cette décision. Cette annonce a beaucoup surpris au moment où ce que l’on appelle l’IA générative a tellement impressionné et fasciné que sans mesure d’accompagnement des pouvoirs publics, les pratiques se sont diffusées à la vitesse de l’éclair. Non seulement les élèves et les enseignants s’en sont emparés de manière souvent anarchique, mais la rapide multiplication des offres autour de ce type d’IA a créé un effet de « Tsunami » dont les médias se sont fait l’amplificateur. L’IA serait la nouvelle potion magique de l’enseignement !
L’IA, une nouveauté rentable en éducation ?
La multiplication des offres commerciales dans le domaine est très importante. Dans le monde de l’éducation en France, il semble qu’il y ait un problème plus profond. Depuis près de cinquante années, les entreprises du secteur des technologies éducatives cherchent une rentabilité qui semble difficile à trouver surtout si l’entreprise se limite au territoire français. Ainsi, les soubresauts actuels de l’entreprise Maskott ou encore de celle de ITOP il y a plusieurs mois montrent la fragilité du secteur pourtant déjà évoqué dès la suite du plan Informatique Pour Tous en 1986. Aussi les actuelles entreprises du secteur s’emparent de l’IA, comme d’un étendard qui pourrait permettre au moins de « lever des fonds » à défaut de véritablement devenir rentable. A chaque évolution technique le cycle semble se reproduire, illusions, espoirs et désillusions avec…
Les développements visibles et invisibles
Alors que certains médias spécialisés tentent de montrer le lien entre IA et pédagogie, ils se limitent en grande partie, voire exclusivement à l’Intelligence Artificielle Générative parfois nommée aussi « agents conversationnels ». Ils laissent en grande partie de côté les autres formes prises par l’IA : adaptatif, prédictif, évaluatif, etc… Moins spectaculaires ces formes d’IA sont pourtant impactantes de manière plus spécifique : reconnaissance, traduction, automatisation, analyse des données etc… Le discours de promotion des technologies éducatives s’est emparé de l’IA dans l’argumentaire, mais cache le plus souvent la réalité algorithmique de celle-ci. Rappelons ici les travaux d’Alain Mille sur l’analyse des traces à partir de l’utilisation de plateformes d’enseignement comme par exemple Moodle et le potentiel de personnalisation de l’enseignement qu’elle permet. Or cette dimension, bien qu’encadrée par le RGPD, est à la base de presque tous les systèmes d’IA. Permettre à la machine d’apprendre par elle-même le comportement d’un élève utilisateur est à la base des modèles dits adaptatifs. Cette possibilité renvoie aussi à une pratique enseignante qui repose sur l’analyse, à partir des évaluations et des comportements des élèves en vue de fournir des résultats, des appréciations et, éventuellement la remédiation. Plus largement c’est la face cachée de l’IA qui correspond pourtant à des attentes « humaines » pour mieux comprendre les humains et en l’occurrence les élèves. Certains rêvent même d’une différenciation assistée par l’IA voire même pilotée par celle-ci.
Augmenter ou substituer
Tout comme l’EAO des années 80, l’IA interroge l’enseignant sur son travail et sur son existence. Le rituel discours sur l’enseignant irremplaçable (face à face pédagogique) reste actuel et actif. Pourtant il faudra bien constater des transformations à venir. D’une part parce que les environnements techniques offrent de plus en plus à chacun la possibilité de trouver des moyens d’apprendre par soi-même, mais d’autre part parce que les aides proposées par les différents types d’IA rencontrent de plus en plus d’écho auprès des enseignants. Il faut aller au-delà de l’engouement pour les IA générationnelles (et autres) et s’interroger sur l’ensemble des évolutions en cours et prévisibles : Ce que nous pouvons mieux comprendre, ce que nous pouvons anticiper et surtout, pour les enseignants, ce que nous pouvons et pourrons proposer et/ou prescrire aux élèves. Pour cela, les différentes formes d’IA pourront être convoquées, mais à condition que le cadre éthique et légal soit clair pour tous les acteurs de l’éducation : enseignants, responsables éducatifs, politiques, mais aussi commerçants, Edtech et concepteurs. Les transformations de l’école à l’ère de l’IA sont encore à construire avec tous les acteurs concernés.
Bruno Devauchelle