« C’est la définition des fondamentaux qu’il faut mettre en travail pour que les élèves les moins en connivence culturelle avec l’école ne restent pas sur le bord du chemin. L’entraînement des élèves à questionner, réfléchir, argumenter sont autant de priorités car ces pratiques ne sont pas partagées par tous et sont pourtant les seules garantes de véritables apprentissages. »
« Penser l’appropriation des savoirs comme une entrée dans la culture des hommes, c’est interroger les modalités de transmission des savoirs », explique en ouverture Christine Passerieux, qui en profite pour présenter la dernière publication du GFEN sur la maternelle, « Pour que la maternelle fasse Ecole », avant de laisser la parole à Stéphane Bonnery et Véronique Boiron, pour une intervention à deux voix.
Initier la littérature en maternelle, pour faire quoi ?Poursuivant son travail de recherche sur les malentendus, Stéphane Bonnery regarde désormais de près les instruments (livres notamment) utilisés dans la classe pour se demander quelle activité intellectuelle ils requierent.En effet, pour lui, interroger les conditions de la démocratisation scolaire impose de ne pas tomber dans deux panneaux, si on parle de construction de culture littéraire en maternelle :
– croire béatement à la transmission directe de la culture par la fréquentation des albums,
– ou au contraire abandonner les apprentissages ambitieux, au prétexte que ce serait trop difficile.
« Donc, résume-t-il, à quelles conditions initier les élèves à cette découverte littéraire ? »
Indépendamment de la qualité « littéraire » des albums ou des collections, il souligne la montée des allégories, des références implicites, qui risquent de mettre à distance nombre d’élèves, en fonction des références culturelles de leur univers familial. « La littérature pour enfants devient une clé pour entrer dans l’univers culturel. Le lecteur doit accéder à de nombreux indices discrets pour pouvoir entrer dans la culture. »
Ainsi, si le loup des années 50 était un loup archétypique, affamé et méchant, s’installe progressivement un autre loup, un peu bizarre ou différent, timide ou désabusé, destiné à amener les lecteurs à questionner leurs représentations et leurs stéréotypes. De plus en plus, on voit apparaître les détournements, les déviances, comme une invitation au lecteur et à son accompagnateur à décrypter ce qui n’est pas dit, déjouer les fausses pistes… « Or, ces pratiques sont très socialement clivées, et vont mettre en difficultés les familles pour qui le livre est davantage un objet sacré… Faites de pré-requis, ces pratiques peuvent devenir inaccessibles si les exigences culturelles augmentent sans l’accompagnement nécessaire, à l’École, pour y parvenir ».
Il appelle donc au questionnement pédagogique sur ces questions…Bonnery veut donc continuer à creuser la question de l’activité de l’enseignant dans cette rencontre des ouvrages de littérature, mais également la manière dont sont reçus les livres dans les différents types de familles, et ce qui en est fait à la maison…
Véronique Boiron poursuit le fil de l’intervention, avec ses mots :
”Trop souvent, les prescriptions didactiques en matière de « textes résistants » ont tendance à descendre du collège vers l’école élémentaire, puis la maternelle. Mais il n’y a pas de texte « simple » pour un jeune enfant, surtout s’il n’a que peu de lien avec la culture scolaire. Nous devons ne pas perdre de vue ce que nous savons de la difficulté des jeunes enfants à comprendre les récits, à passer du langage oral au langage écrit. On gagnerait beaucoup à se caler sur ce que sait faire « normalement » un enfant de trois ans, en intégrant le fait qu’il progresse très lentement. »
Pour elle, la lecture de la maison n’a que peu de rapport avec la lecture scolaire : si à la maison on invite l’enfant à parler de lui, à l’école on l’invité à parler des personnages ou de la structure narrative.Véronique Boiron invite donc à fortement interroger toutes les métaphores autour du « bain d’écrit », du « goût de lire », qui ont tendance à laisser entendre que le processus se fait « naturellement ». Au contraire, elle propose elle aussi de redéfinir le rôle du maître (sans le maître, pas d’activité intellectuelle) et du langage dans la construction des savoirs scolaires, « pour construire en formation des scénarios pédagogiques efficaces ».
En observant ce qui se passe dans les classes, elle constate l’omniprésence des albums, parfois aux dépens des autres types de textes. « Les albums sont parfois même instrumentalisés pour initier des activités scientifiques, engendrant la confusion entre le narratif et le réel ». Elle constate que parfois, la lecture magistrale ne suffit pas pour assurer la compréhension, pas plus que la fréquentation des images. « Avec le texte comme avec les images, les indices restent souvent perceptifs, isolés. Les détails des images sont parfois surinterprétés pour se mettre à inventer une histoire qui n’a rien à voir avec ce qui est porté par le texte. » (voir à ce sujet l’atelier de S. Meyer-Dreux, ndlr)
L’Ecole, un lieu unique ?
Elle veut défendre l’idée que l’École est le seul lieu pour construire la culture, parce qu’elle propose trois pôles qui n’existent nulle part ailleurs :
– l’expertise du maître, capables de choisir les supports, les modalités de narration lorsqu’il en fait une véritable « lecture magistrale », les approches, le contenu des interactions langagières, qui aide à mettre en oeuvre une véritable machine à penser.
– le groupe-classe, moteur de la construction de pratiques sociales et langagières : parler avec d’autres d’un livre, de ce qu’on aime ou pas, de ses émotions, comprendre celles qui sont partagées ou au contraire singulières, mutualiser les expériences et construire la « communauté de lecteurs »… Seules certaines familles développent ces attitudes.
– le rôle du langage, parce que l’école est le seul lieu où on met à distance les objets du quotidien, pour se mettre à penser progressivement de manière autonome, et avoir la conscience de cette autonomie de pensée, ce que soit par rapport aux parents ou aux autres élèves… Le lien entre les événements du texte, les rapports de causalité, de conséquence, de temporalité, de succession d’événements doit être construit pas à pas par l’enseignant pour construire la compréhension, il est tout sauf naturel.
« Les chaines logiques d’argumentation sont essentielles pour comprendre » complète S. Bonnery en répondant aux questions de la salle. Le comment, le pourquoi, le parce que sont des mots de l’École pour se mettre en posture réflexive au lieu de partir à la pêche aux indices ».
« Et c’est ce qui amène la jouissance intellectuelle, si à un moment le « je ne comprends pas » est enfin remplacé par le « j’ai compris » concluent les intervenants.
Place aux travaux pratiques : pour rester fidèles aux habitudes du GFEN, les organisatrices ont révu un large choix d’ateliers de deux heures qui vont permettre aux participants de vivre quelques exemples concrets des problèmes évoqués dans les conférences…