‘Peine de mort pour ces salopes ! L’IVG ne leur suffit pas’. Les lettres anonymes haineuses et misogynes entourant l’affaire de Claire Morel, jeune mère de famille, épouse épanouie et avocate, atteinte d’un ‘déni de grossesse’ et en passe d’être jugée devant une cour d’assises pour tentative d’homicide sur une personne de moins de quinze ans, -ces lettres en disent long sur l’opprobre et le rejet suscités par l’héroïne imaginée par Béatrice Pollet pour « Toi non plus tu n’as rien vu », son deuxième long métrage. La cinéaste et réalisatrice n’est cependant pas une ‘novice’, prête à s’emparer inconsidérément d’un sujet sulfureux. Elle s’est formée à l’Institut Lumière et à Paris 8 par un master, auteure de nombreux courts métrages documentaires sur des questions sociales, avec un intérêt récurrent pour la condition des femmes les plus fragiles. Après son premier long métrage, « La Journée de la grenouille » [2012], primé et sélectionné dans de nombreux festivals en France et à l’étranger, Béatrice Pollet murit déjà le scénario longuement étayé et documenté qui donne vie sur grand écran à la fiction dramatique d’aujourd’hui. Du script au cordeau jusqu’à la réalisation d’une sobriété exemplaire, en passant par un casting à rebours des stéréotypes, la cinéaste tente d’appréhender ce qu’on appelle (faute de vocabulaire approprié) le déni de grossesse et son mystère. L’originalité de ses partis pris conjuguant subtilement l’enquête intime et les rebondissements d’un thriller judiciaire nous émeut et nous questionne en profondeur. Sans fournir d’explication totalisante, les chemins personnels (en particulier celui de Claire, l’accusée magistralement incarnée par la comédienne Maud Wyler) et les voies judiciaires, explicitées dans leur complexité, restituent à chacun des protagonistes de ce drame subtil sa part d’humanité.
Nuit d’épouvante et sidération partagée
Q uelques plans d’une après-midi radieuse dans une piscine bleutée aux baies vitrées transpercées de lumière. Deux jeunes femmes en maillot de bain plongent rieuses dans l’eau avec délice.
Les petites sont couchées. Leur père Thomas (Grégoire Colin, parfait), ingénieur à l’Office national des Forêts, revient un peu tard le soir de son travail et erre un temps dans la maison familial avant de découvrir sa femme Claire (Maud Wyler, exceptionnelle) évanouie, gisant dans une mare de sang. Appel des urgences. Hospitalisation et mise sous appareil respiratoire. Et rapidement Thomas se retrouve en garde à vue pour complicité de tentative d’homicide sur une personne de moins de quinze ans. Il n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles.
Un voisin alerté par des cris de bébé vient en effet de découvrir enveloppé dans un sac et posé sur un container dans la rue un nouveau-né. Claire qui vient d’accoucher est accusée d’avoir voulu tuer son enfant. Et Sophie (Géraldine Nakache au jeu très convaincant), avocate comme son amie d’enfance, vient d’accepter d’assurer sa défense.
Ainsi sommes-nous frappés de stupeur et d’incompréhension d’entrée de jeu par ce coup de tonnerre dans un ciel serein. Une façon saisissante de nous faire mesurer l’ampleur du désastre. Pour la première concernée (elle n’a ressenti aucun des signes caractéristiques d’une grossesse en cours : pas d’arrêt des règles, un ventre resté plat…) comme pour son mari (‘je serai au courant si ma femme était enceinte !’) ou son amie de cœur Sophie (qui connait le phénomène mais ne peut imaginer que Claire en soit victime).
Arcanes de la machine judiciaire, enquête intime au cœur des ténèbres
Dés lors, l’art de Béatrice Pollet nous permet d’entrer dans deux temporalités a priori disjointes, celle du procès d’assises et de toutes ses procédures juridiques des préliminaires, reconstitution, expertise psychiatrique et autres questions directes de la part des hommes de loi , au déroulement (avec la période de latence –en prison- et la lenteur des rouages d’une instruction) ; et la temporalité intérieure, personnelle des proches de Claire et de Claire elle-même. Pour nous guider dans ce qui pourrait ressembler à un cauchemar au dénouement dramatique, la caméra se tient aux côtés des principaux personnages comme si elle cherchait voir les choses derrière les choses, à creuser au plus profond pour y trouver quelques clés secrètes à un phénomène d’absence à soi-même, de non-appartenance à son corps, de négation de la sexualité, de la maternité.
Par le choix des ellipses temporelles, l’attention aux moindres frémissements du corps et surtout du visage de l’héroïne, le travail sur la lumière (Georges Lechaptois, directeur de la photographie ), la réalisatrice nous fait prendre conscience de la souffrance engendrée par ce phénomène qui, en dépit de sa rareté, touche dans 80% des cas des mères de famille (et peu des adolescentes précaires et immatures, comme le voudrait une idée reçue). Nous voyons émerger à travers des signes donnés par la famille et l’entourage de Claire des hantises anciennes, des tourments non formulés, tout un ensemble de motifs secrets qui convergent alors pour peut-être lever un voile sur le mystère de ce ‘déni de grossesse’. Sans que jamais la cinéaste ne juge ni ne tranche. Quant au jugement de la cour nous n’en dirons rien car la façon de ménager le suspense sans ostentation fait partie d’une des dimensions fascinantes de cette impressionnante fiction à hauteur de femme (s).
Aux antipodes du drame à scandale, du fait divers outrageusement médiatisé, « Toi non plus tu n’as rien vu » s’offre à nous comme fiction vertigineuse qui émeut, oblige à des interrogations sur la maternité, son partage, la perception sociale des femmes concernées, le rapport à la ‘monstruosité’. Un film dérangeant aux prolongements multiples (psychologiques, culturels, sociétaux notamment) restituant à chacune et chacun des acteurs de ce drame leur humaine condition. Un film féministe sans nul doute bien que la réalisatrice, à la fois modeste dans ses propos et déterminée dans sa démarche, n’utilise pas le terme comme l’entretien qu’elle a accordé au ‘Café pédagogique’ le révèle.
Samra Bonvoisin
« Toi non plus tu n’as rien vu », film de Béatrice Pollet-sortie le 8 mars 23