Comment redonner vie sur grand écran à des existences englouties dans l’oubli, aux invisibles de l’histoire de France récente pour le créateur Alain Ughetto, descendant d’émigrés italiens nés à l’aube du XXème siècle dans un village piémontais ? De quelle façon, à la fois intime et universelle, poétique et documentée, l’histoire familiale de migrants,-paysan, ouvriers- poussés par la misère à quitter leur terre natale pour devenir travailleurs saisonniers puis citoyens français-, peut-elle s’inscrire dans l’expérience migratoire partagée par plus de 25 millions d’Italiens venus au fil du siècle dernier s’installer sur plusieurs continents dont l’Europe, en France notamment ? Réalisateur d’un 1er court-métrage d’animation césarisé (« La Boule », 1985) et d’un autre opus remarqué (« Jasmine », 2013), Alain Ughetto, longtemps documentariste à France 3 Marseille, attend la maturité pour renouer avec ses origines à travers l’art de l’animation et faire résonner jusqu’à notre époque troublée l’aventure singulière de ses ancêtres ‘italiens’ comme une œuvre mémorielle et actuelle rendant justice aux immigrés de toutes origines. Ainsi « Interdit aux chiens et aux Italiens » s’offre-t-il à nous sous la forme d’un conte animé, épatant d’invention et de profondeur. Fruit d’un colossal travail d’équipe, une merveille d’animation qui éveille l’esprit et touche en plein cœur.
Cesira, la grand-mère à son petit-fils, conteuse sans langue de bois
D’entrée de jeu, sous nos yeux ébahis, la fabrication en accéléré d’une maison en carton et en briques (de sucre), le tout assemblé à la colle. L’artisan de l’entreprise affiche la dimension de bricolage à partir de matériaux simples et à portée de main (plus tard, du charbon à bois, des châtaignes, des brocolis et même une citrouille seront mis à contribution et façonneront décors et paysages). Alain Ughetto revendique lors de son étrange entrée en scène la maîtrise du travail manuel, transmise par son père (mort en 2009). Face à une marionnette de 27 cm de hauteur en pâte à modeler aux yeux mobiles et gros comme de petites boules de billards dans un visage bienveillant surmonté d’un chignon serré à l’ancienne, figurant sa grand-mère Césira (qui a la voix de la comédienne Ariane Ascaride), la main géante en taille réelle du petit-fils, Alain Ughetto lui-même, entre dans notre champ de vision. Une façon franche de rendre hommage à la main d’œuvre habile, répercutée de génération en génération, et nécessaire à la conception de ce film d’animation alliant le réalisme et la féérie, l’artisanat et les technologies de pointe de l’animation en volume. En bref, le réalisateur transcende neuf ans de préparation, un an et demi de tournage sur plusieurs plateaux de décors à hauteur des figurines par la grâce du résultat final en osmose avec l’apparente modestie de son propos.
A travers le récit imaginaire d’une grand-mère ressuscitée (morte en 1962), renaît devant nous le quotidien du petit village d’Ughettera au pied du mont Viso à la fin du XIXème siècle dans une nation italienne toute fraiche d’une réunification datant de 1871. Luigi (le grand-père mort en 1942), fils d’une famille très nombreuse et pauvre, épouse bientôt la jeune et belle Cesira. Au-delà des alea d’une existence rude, marquée par la misère, ils s’aiment et ont de nombreux enfants ensemble. Luigi, comme tant d’autres, traverse régulièrement les cols des montagnes pour rejoindre la Suisse et la France. Si Cesira sait transmettre l’amour pour son mari, la tendresse (et les sujets d’inquiétude) pour ses enfants, questionnée avec pertinence par son petit-fils, elle ne cache pas les terribles épreuves traversées par la famille, souvent liées aux évolutions des travaux réservés aux ‘macaronis‘ et engendrées par les soubresauts de l’histoire.
Emigrés italiens, de l’aventure intime à l’histoire collective
La véracité des confidences de Cesira, prononcées par une douce voix aux inflexions changeantes par un petit bout de femme à chignon, fine cuisinière de la polenta, se nourrit en réalité de l’énorme travail d’enquête effectué en amont par le cinéaste. Ignorant tout du village ‘familial’, il se rend à Ughettera après la mort de son père (mort en 2009), constate qu’il ne trouve aucune trace de ses grands-parents ni restes des maisons de l’époque ni tombes. Il recueille cependant tous de nombreux témoignages de descendants proches et lointains ainsi que des documents ou photographies d’alors. Il découvre aussi le précieux ouvrage du sociologue Nuto Revelli, ‘Le Monde des vaincus’, très éclairant sur le contexte de l’expérience migratoire d’Italiens au siècle dernier.
La famille de Cesira et Luigi affronte sans doute l’expédition coloniale hasardeuse de l’Italie en Lybie en 1911, à coup sûr l’engagement du pays dans la Première Guerre mondiale mais aussi maladies graves, accidents de chantier et épidémies (la grippe espagnole en particulier).
Comme beaucoup d’autres Italiens pauvres, ‘exilés’ frontaliers et saisonniers, Luigi s’expose aux tâches réservés à ces manœuvres ‘bons à tout’ : constructions de ponts et de barrages, creusements de tunnels, maçons et bâtisseurs en tous genres. L’arrivée au pouvoir de Mussolini et la montée du fascisme imposent aux Ughetto de s’établir en France puis de devenir citoyens français en 1939, ce qui conduit le grand-père à participer à la Seconde Guerre mondiale et à se battre contre ses anciens compatriotes …Dans la foulée du climat xénophobe alimenté par le fascisme, les deux parents et leur enfants subissent encore le regain de racisme anti-italien, déjà rencontré au début du siècle et signalé dans l’animation par la représentation d’une pancarte accrochée à la devanture d’un café et précisant : ‘Interdit aux chiens et aux Italiens’. Ce qui signifie, comme l’explique avec malice le père à son fils intrigué : ‘C’est parce qu’ils ont peur que les chiens mordent les Italiens’.
Ainsi va l’irrésistible conte animé d’Alain Ughetto, sans pathos ni forfanterie. Sous sa fantaisie et sa poésie, émergent des fragments de mémoires piétinées, des pans de vies pleines de peines et de facéties, de drames et d’amour partagés, comme le portrait subtil en pointillé de l’aventure extrême traversée par des générations d’exilés en quête d’un nouveau pays où vivre et construire. « Interdit aux chiens et aux Italiens », -projet au long cours soutenu par les sociétés françaises ‘Les Films du Tambour de soie’, ‘Vivement Lundi ! ‘ avec Foliascope, et des co-productions italienne, portugaise, belge et suisse-, trouve, entre la veine humoristique de « Wallace et Gromit » et les accents tragi-comiques de « Ma Vie de Courgette », une voie originale dans le cinéma d’animation, associant discrètement l’intime et le politique.
Samra Bonvoisin
« Interdit aux chiens et aux Italiens », film de Alain Ughetto-sortie le 25 janvier 2023
Prix du Jury & Prix de la Fondation Gan à la diffusion, Festival du film d’animation d’Annecy 2022