Comment révéler au cinéma l’impact des écrans sur nos vies en éviter le didactisme ? Le réalisateur Thomas Balmès choisit une démarche originale et percutante. Plusieurs années après sa première rencontre avec Peyangki, petit moine bouddhiste d’un village du Bouthan (« Happiness » en 2013), il s’immerge à nouveau dans le quotidien du garçon devenu adolescent, entre les rituels monastiques et les mirages de la ville, dans un des derniers pays au monde où la télévision et internet ont fait irruption en 1999. Et la caméra, maniée avec délicatesse, s’installe dans la durée aux côtés de Peyangki, 17 ans et des rêves plein la tête. Etudiant dissipé, comme d’autres camarades dans ce monastère traditionnel, il passe un temps fou devant son smartphone, se passionne pour les chansons d’amour et succombe au charme virtuel d’une jolie chanteuse au regard charbonneux. Que deviendra la vocation de Peyangki face au pouvoir d’attraction d’internet sous toutes ses formes ? L’attirance pour le sexe féminin, la découverte des plaisirs de la capitale vont-ils supplanter le besoin de spiritualité et le splendide isolement d’un monastère himalayen ? Un magnifique documentaire qui donne à penser.
Au Bouthan, le jeune moine et le cinéaste éclairé
Sous la lumière d’un ciel clair découpant la nature impressionnante, nous voici au cœur de montagnes isolées et de paysages aride, au Bouthan, à l’est de la chaîne de l’Himalaya. Bientôt nous découvrons, perché à 4 000 mètres d’altitude, un monastère bouddhiste où des jeunes destinés à devenir moines étudient sous la houlette de maîtres exigeants, fidèles à la philosophie bouddhiste et respectueux des rites et de la discipline d’enseignement. Parmi les étudiants, le regard du cinéaste se porte sur Peyangki, un adolescent de 17 ans au regard vif et à l’expression énigmatique. Tous deux se connaissent puisque, lors de sa première visite dans le village reculé de Laya, le réalisateur filme sur une longue période ce gamin déjà capable de formuler, face caméra avec un naturel désarmant, des souhaits opposés (méditer et devenir lama, voir du pays et habiter une maison avec l’électricité), au cours d’ une séquence de « Happiness » (sorti en 2013) que Thomas Balmès insère dans ce deuxième temps de leur rencontre au long cours, dont « Sing me a song » est le fruit.
Depuis, les choses ont bien changé. Le village est relié au pays et au monde par la route. L’électricité, la télévision (autorisée en 1999), internet et les réseaux sociaux permettent la connexion des habitants, et des jeunes générations en particulier, à la planète entière.
Les métamorphoses de Peyangki, les lumières de la ville
En élargissant la focale, le réalisateur nous dévoile l’atmosphère contrastée du monastère dédié à l’enseignement et la méditation. Bien des petits moines, à l’abri du regard des anciens, se livrent à leurs jeux préférés : simulations de combats armés dans les bois voisins, addictions aux images véhiculées par leurs smartphones et échanges virtuels sur les réseaux sociaux avec des ‘amis’, loin des principes de vie monastique et des préceptes de Bouddha. Peyangki n’est pas le moins actif et fait partager à ses camarades d’étude son engouement pour les chansons d’amour. Il leur montre même Ugyen, la jeune chanteuse qui l’a séduit, avec qui il communique par WeChat.
Nous vous laissons découvrir quels moyens notre ‘amoureux, utilise pour rejoindre Thimphu, la capitale, et ses multiples attractions modernes. Rues remplies de bruits, sombres boites de nuit et salles de jeux-vidéo, ambiances nocturnes éclairées aux néons et lueurs artificielles nous arrachent brutalement au silence et aux rituels du monastère pour nous faire vivre avec Peyangki l’expérience d’un autre monde, la confrontation, décapante, avec une autre réalité qui ne se réduit pas à ses constructions imaginaires et virtuelles. Ugyen, qui se présente à lui avec son enfant, nous apparaît comme une jeune femme affranchie et une mère célibataire assumée : elle gagne sa vie dans un bar de nuit et rêve de partir pour le Koweït. La gaucherie et le mutisme de Peyangki face à elle ne semblent guère en mesure de combler le gouffre qui sépare l’un de l’autre, même si rien n’indique dans l’attitude du garçon en plein trouble qu’il renonce à la promesse d’une romance ni qu’il soit toujours sûr de son engagement spirituel.
Un regard aiguisé, une démarche documentaire ouverte
Sans surplomb ni jugement, Thomas Balmès utilise le temps long de l’observation bienveillante et la maturation nécessaire pour comprendre de l’intérieur l’évolution d’une jeune personne (devenant sous nos yeux un personnage de cinéma), son ‘roman d’apprentissage’ et son moment de confusion à la croisée des chemins. A travers l’œil affuté du réalisateur, se révèlent quelques pans du Bouthan, ce pays d’Asie encore méconnu, royauté dotée d’un régime parlementaire depuis 2008, nation dans laquelle la télévision n’a fait son apparition qu’en 1999 puis Internet. Une société qui, au bout du compte (même si les effets son plus récents là-bas qu’ici), connaît l’impact frontal de l’essor fulgurant des technologies numériques, des réseaux sociaux, des jeux vidéo et le fort engouement des jeunes générations pour tous les écrans. Thomas Balmès ne commente pas ce que nous voyons. Par l’amplitude de son point de vue, -des changements de cadrage de l’infiniment petit à l’infiniment grand aux variations lumineuses du ciel limpide au dessus de l’Himalaya aux lueurs chatoyantes de la ville-, il nous fait voyager au plus près des métamorphoses intérieures d’un garçon élevé dans le bouddhisme et secoué au fond de lui-même par les nouveaux moyens de communication dits modernes. Avec « Sing me a song », le documentariste (et cinéaste) enregistre avec finesse les mutations d’un imaginaire adolescent et la transformation vertigineuse, -induite par l’extraordinaire développement d’internet et de l’outil digital-, du Bouthan, une société aux traditions religieuses fortement ancrées. Un beau travail éclairant, aux ramifications multiples.
Samra Bonvoisin
« Sing me a song », film de Thomas Balmès-sortie le 23 septembre 2020