Pour la première fois depuis longtemps, les vœux traditionnels de début d’année ont été étrangement retenus : pas une formule de « bonne année » qui n’ait été accompagnée d’un « malgré » ou d’un « peut-être ». Comme si, après les événements de 2015, nul ne se sentait vraiment autorisé à espérer que l’année qui commence soit une occasion de bonheur, de joie et de réussite. Le sentiment d’accablement est ainsi perceptible au quotidien, dans ces rituels sociaux d’une extrême banalité, mais qui, tout d’un coup, se révèlent terriblement significatifs. Le bonheur, la joie, la réussite semblent, aujourd’hui « barrés » et tout juste peut-on espérer les apercevoir au pluriel, dans quelques moments fugitifs, quelques échappées belles qui viendraient, comme par miracle, trouer la grisaille et suspendre un instant l’angoisse collective… Et les enseignants n’ont pas échappé à ce phénomène : des rencontres et débats que j’ai eu l’occasion de faire en ces premiers jours de 2016, j’ai surtout retenu un sentiment de consternation et de découragement, une tristesse et un fatalisme qui mettent en cause le sens même du métier : dans ce monde plein de « bruit et de fureur » où nul ne paraît plus contrôler quoi que ce soit et où le pire est presque toujours sûr, à quoi bon reprendre tous les matins le chemin de la classe ?
Quand le contexte devient envahissant…
Il est vrai, en effet, qu’il y a bien plus que des raisons de s’inquiéter : une situation internationale marquée par la montée de l’instabilité et de la violence, avec le nœud gordien du conflit israélo-palestinien qui n’en finit pas de gangréner le monde entier… les conséquences, au Moyen-Orient, d’une politique de l’Occident qui n’a cessé de privilégier ses intérêts économiques et de sacrifier les démocrates locaux sur l’autel du pétrole et des ventes d’armes réunis… la montée de la radicalisation et du terrorisme islamiste qui frappe au cœur de nos sociétés, mais touche, encore bien plus fortement, des pays déjà profondément éprouvés par la guerre ou la misère… la « crise » des réfugiés, un temps oubliée, mais qui ne tardera pas à se rappeler à nous, tant la vague risque d’être forte et nos solutions dérisoires… le danger climatique, mis en lumière fugitivement lors de la COP 21, mais dont nous savons que les conséquences vont bousculer gravement nos modes de vie…
Ainsi l’actualité internationale a changé radicalement de statut pour les éducateurs que nous sommes : d’élément de contexte – qu’on peut, éventuellement analyser sereinement en classe avec nos élèves –, elle est devenue une sorte de « machine infernale », à la manière du « destin » dans la Grèce antique que Cocteau décrit ainsi : « Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel »… Finis donc les études tranquilles de conflits lointains dans lesquels nous ne sommes pas impliqués ; voici venir le temps où, à force de tenter d’enseigner « au dessus du volcan », on se demande s’il n’y aurait pas, finalement, dans notre obstination pédagogique, une vanité ridicule.
Quand l’École se heurte à des comportements paralysants…
J’exagère ? Peut-être ! Certains enseignants, en effet, prennent soin, chaque jour, chaque heure, de construire en classe un « espace hors menaces », de rendre possible des apprentissages dans un climat apaisé, de suspendre, un temps, la pression médiatique, pour donner à leurs élèves le temps de penser. Pas pour les soustraire artificiellement au monde, mais, tout au contraire, pour leur permettre d’y revenir mieux armés intérieurement et plus déterminés à lutter pour que l’humain prenne, enfin, le pas sur toutes les barbaries.
Mais, même ceux-là, par les temps qui courent, ne m’apparaissent plus très assurés : ils « croient à l’École », mais ne croient plus vraiment à « notre école ». Ils sont convaincus que l’exigence de précision, de justesse et de vérité, dont l’École est porteuse en son projet même, comme le travail inlassable pour que la violence ne l’emporte pas sur la dialogue argumenté, restent des éléments fondateurs, mais ils craignent de n’avoir pas vraiment les moyens de les mettre en pratique au quotidien. Ils observent que ces fameuses « valeurs de la République », dont l’École se réclame et qu’elle prétend incarner, sont bafouées, dans son fonctionnement quotidien, par un mode de fonctionnement qui « scie la branche sur laquelle ils sont assis ».
Ainsi, malgré les annonces, la fracture scolaire s’accroit, en effet, entre les établissements… et les parents favorisés, qui ont parfaitement compris le système, contribuent largement à cet accroissement. Malgré les efforts extraordinaires de certaines équipes, les lycées professionnels, loin de « l’égale dignité » proclamée, sont de plus en plus ghettoïsés. L’orientation des élèves est, plus que jamais, fonction de leur origine sociale et donne raison aux sociologues les plus pessimistes de la « reproduction ». Les conditions de vie des élèves les plus pauvres se dégradent encore et compromettent souvent la possibilité même de mener une « scolarité normale ». La montée de comportements agressifs des élèves – liés à l’islamisme ou qui en empruntent le vêtement – crée, dans certains établissements, des tensions difficiles à gérer. Et, partout, on constate une baisse de l’attention des élèves, une excitation de plus en plus grande que ne compense, malheureusement, que quelques moments d’apathie.
Tout se passe comme si la société exigeait de plus en plus de son école – à elle de réparer les injustices sociales et de former des citoyens cultivés et démocrates ! – en se dégageant symétriquement de sa propre responsabilité éducative, aussi bien à travers le statut de consommateur compulsif que la publicité donne à l’enfant qu’à travers les contre-témoignages permanents dont témoignent nos choix politiques et financiers, comme nos comportements quotidiens : comment éduquer des enfants et des adolescents dans un univers où les adultes ne tiennent pas leur parole et trahissent en permanence leurs promesses ?
Et pourtant… enseigner quand même !
Tout concourt donc à nous démobiliser. Et à ne reprendre le chemin de l’école qu’à contrecœur, parce qu’il faut bien gagner sa vie ! Certes, certaines et certains gardent précieusement un enthousiasme pour leur matière ou pour telle ou telle activité qu’ils préparent avec passion. Heureusement !
Certes, certaines écoles et certains établissement sont de véritables lieux d’éducation où l’on apprend à « faire ensemble » dans des collectifs structurés, avec des rituels adaptés et apaisants, qui permettent aux élèves d’apprendre et de grandir.
Pourtant, le sentiment dominant que j’ai ressenti en cette rentrée de janvier, c’est qu’il ne s’agissait plus là de « l’avant-garde », préfigurant une transformation plus générale de l’École, mais de « poches de résistances » menacées, elles aussi, par le découragement.
Alors, « si le sel s’affadit, avec quoi salera-t-on ? »… Si les enseignants se démobilisent – eux qui sont chargés de préparer notre avenir collectif – quelle société préparons-nous pour demain ?
La responsabilité des politiques est, bien évidemment, essentielle pour « inverser la vapeur » : la « Refondation » doit maintenant inscrire clairement le soutien à l’innovation – accompagnée et évaluée raisonnablement, bien évidemment – dans ses principes premiers, et cela doit se concrétiser du haut en bas de la pyramide. Nous en sommes loin.
La responsabilité des chercheurs est aussi très importante : on connaît par cœur, maintenant, les mécanismes qui « produisent » l’échec scolaire. Il est temps de regarder les « exceptions notables » et de s’interroger sur ce qui a permis leur émergence. Il est temps, pour eux, de ne plus se réfugier derrière une pseudo-neutralité épistémologique pour assumer, non pas une fonction de « prescripteurs de bonnes pratiques », mais de défricheur de chemins nouveaux.
La responsabilité des médias est considérable : plutôt que de valoriser systématiquement des pratiques pour privilégiés, en dehors de la classe et du service public d’éducation – refuges pour initiés –, ils pourraient s’intéresser concrètement aux avancées possibles – même modestes – dans les « écoles ordinaires ».
Mais notre responsabilité d’enseignants reste fondamentale aussi. Aux moments de découragements, quand je doute de l’importance de notre mission et de notre nécessaire travail pédagogique, je relis « Le Sagouin » de François Mauriac. Une écriture au scalpel. Une histoire dramatique d’un autre temps et, pourtant, une leçon essentielle : quand Monsieur Bordas, l’instituteur découvre, tout à coup, que Guillou, le sagouin, s’intéresse à un passage de « L’Ile mystérieuse », il laisse tragiquement passer l’occasion : « L’instituteur recula un peu sa chaise. Il aurait pu, il aurait dû s’émerveiller d’entendre cette voix fervente de l’enfant qui passait pour idiot. Il aurait pu, il aurait dû se réjouir de la tâche qui lui était assignée, du pouvoir qu’il détenait pour sauver ce petit être frémissant. Mais il n’entendait l’enfant qu’à travers son propre tumulte ».
Nous avons toujours de bonnes raisons – et plus que jamais ! – de laisser le tumulte du monde nous envahir. Mais pas au point de ne plus entendre ce qui vibre chez nos élèves et nous permet de les aider à apprendre et à grandir. Car, François Mauriac poursuit, un peu plus loin, après le suicide de Guillou : « À l’École normale, un de leurs maîtres leur apprenait les étymologies : “instituteur” de “institutor”, celui qui établit, celui qui instruit, celui qui institue l’humanité dans l’homme : quel beau mot ! D’autres Guillou se trouveraient sur sa route peut-être. À cause de l’enfant qu’il avait laissé mourir, il ne refuserait rien de lui-même à ceux qui viendraient vers lui. Mais aucun d’eux ne serait ce petit garçon (…) qu’il avait rendu aux ténèbres qui le garderaient à jamais. »
On me pardonnera le pathétique – que certains considèreront peut-être comme du « pathos » – de ce développement. Nos élèves ne se suicident pas. Physiquement du moins… Mais la littérature est là pour nous confronter à des situations radicales dont nous pouvons tirer – par empathie – quelques enseignements. Et, ici, elle nous rappelle que, malgré le caractère terrible du contexte international et social, malgré les bégaiements de notre institution et les errements d’une partie de sa hiérarchie, l’attention au vivant et à l’humain reste la pierre de touche de notre engagement. Ce que rien ne doit nous faire oublier.
Nous avons bien un Guillou quelque part dans une de nos classes… et ce qu’il deviendra demain peut, peut-être, changer le monde.
Philippe Meirieu