Que nous apprennent les batteries d’évaluations nationales sur l’efficacité d’un système éducatif ? Pas grand chose et surtout rien d’essentiel, répond Stéphanie Demers, professeure à l’Université du Québec en Outaouais. Dans cet entretien donné au Café pédagogique elle montre non seulement les retombées négatives de ces système d’évaluation mais aussi leur incapacité à évaluer réellement la valeur d’une éducation.
La France va démarrer des évaluations nationales portant sur tous les élèves de l’école, du collège et du lycée. Un système d’évaluation comparable existe-il au Québec ?
Oui, nous avons un système dit d’«épreuves uniques» (c’est le même examen pour tous) qui soumet tous les élèves du Québec au même calendrier d’évaluations obligatoires conçues par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. Au primaire, l’évaluation du français (langue d’enseignement) est obligatoire dès la 4e année du primaire, alors qu’à la fin du primaire, ces évaluations obligatoires couvrent le français, l’anglais langue seconde et les mathématiques. Au secondaire, tous les élèves de deuxième secondaire sont ainsi évalués pour le français. En quatrième secondaire, l’épreuve ministérielle évalue l’histoire. Enfin, les évaluations ministérielles obligatoires se concluent à la 5 secondaire, alors que le français, l’anglais, les mathématiques et les sciences sont évalués.
La valeur de ces évaluations dépend de l’ordre scolaire et du cycle auxquels ils sont administrés. En 4e et 6e années du primaire et en deuxième année du secondaire, elles comptent pour 20 % du résultat final des élèves. Toutefois, en 5e année du secondaire, elles composent 50 % du résultat final des élèves.
Il serait illusoire de croire que ce sont les seuls moments où les élèves sont évalués. En raison de l’implantation de la gestion axée sur les résultats, un produit dérivé de la Nouvelle gestion publique en éducation, les commissions scolaires québécoises préparent également des examens «uniques» obligatoires (identiques pour tous les élèves) qui sont administrés à des fréquences variables mais soutenues. Ces évaluations servent d’indicateurs pour les commissions scolaires qui les compilent dans des tableaux de bord afin de «gérer» les pratiques enseignantes au regard des «écarts» constatés entre les cibles fixées en début d’année et les résultats des élèves. Le ministère oblige les commissions scolaires à faire un rapport annuel public de ces résultats, dans une perspective de reddition de compte. Au sein des commissions scolaires, les écoles sont comparées les unes aux autres, au sein des écoles, les enseignantes et les enseignants sont parfois aussi comparés entre eux.
Avec quelles conséquences pour les enseignants ?
Les conséquences pour les enseignants sont multiples. En premier lieu, les évaluations ministérielles provoquent un pilotage par l’aval des pratiques enseignantes, c’est-à-dire que les pratiques mises en œuvre le sont parce qu’elles permettent un meilleur taux de réussite à l’examen. Dans mes recherches, des enseignants m’ont indiqué qu’ils doivent sacrifier leurs finalités éducatives et leur conception de l’enseignement-apprentissage au service des évaluations ministérielles, car les conséquences pour les élèves qui échouent sont trop importantes. Les enseignantes et enseignants peuvent aussi vivre des conséquences professionnelles allant de la reddition de compte aux autorités scolaires pour des résultats en-dessous des cibles de l’école, jusqu’à un changement de tâche (des enseignants qui enseignent au même niveau depuis des années peuvent se faire changer de niveau, par exemple), en passant par l’imposition de formations.
Que peuvent-ils faire pour à la fois préserver leur emploi et répondre aux attentes publiques à l’égard du rendement des élèves, de l’école, voire du système éducatif tout entier ? Le teach-to-the-test, cette idée de n’enseigner que ce qui est préparatoire à l’examen, est une solution choisie par plusieurs. Cela a un impact important dans la salle de classe, notamment parce que cet enseignement est nécessairement plus directif, plus étroitement centré sur et limité à des objets spécifiques, plus orienté vers la rétention de savoirs que le développement de savoir-faire ou de savoir-être, ou encore la possibilité pour les élèves et les enseignants d’aborder des objets et des projets qui les intéressent comme collectivité. Le répertoire des savoirs ainsi constitué nous donne l’impression d’un chemin emmuré d’où il est interdit de sortir.
De plus, la pression sur les enseignants est énorme. Il est attendu d’eux que leurs élèves atteignent les cibles, et ils sont souvent tenus comme seuls responsables des écarts entre les cibles et les résultats. Cela fait partie du discours sur l’«effet enseignant» qui a contribué à pervertir la dynamique de l’enseignement-apprentissage, niant non seulement les facteurs structuraux des difficultés scolaires, tels les facteurs socioéconomiques, mais également les différences entre les enfants, l’unicité de chacun d’eux. Un enseignant qui ne fait pas «scorer» ses élèves selon les attentes ferait nécessairement mal son travail, entend-on souvent, puisqu’il devrait être en mesure de surmonter tous les facteurs qui influent sur les résultats aux examens s’il est efficace. La malheureuse métasynthèse de John Hattie, démentie sur le plan méthodologique notamment, a contribué à ce discours, qui est tout aussi malheureusement alimenté par des recherches qui ne tiennent compte que du «rendement» scolaire, réduisant chaque élève à un ensemble de statistiques et l’enseignant au cumul de ces ensembles associés à sa classe.
On constate un double mouvement autour de ces évaluations dans plusieurs pays : à la fois la montée des résultats tirés de ces évaluations et une contestation de plus en plus forte, voire leur suppression (loi NCLB ou tests anglais de début d’école par exemple). Comment expliquer cette contradiction ?
Piloter l’école par les résultats obnubile les dimensions humaines de l’éducation. Les enseignants le savent, les parents le savent, et les élèves le savent de plus en plus. Je dirais même que plusieurs chercheurs ont changé de camp à l’égard des évaluations standardisées, dont Diane Ravitch, une des conceptrices du No Child Left Behind. On retrouve aussi aux Etats-Unis des mouvements comme le «Bad Ass Teachers Association» qui regroupent des milliers d’enseignants (http://www.badassteacher.org ) qui exigent la fin des examens standardisés, notamment en raison de la façon dont ils redéfinissent – dévalorisent, déqualifient – le travail enseignant, mais également en raison du stress psychologique qu’ils entrainent à la fois chez les enseignants et chez les élèves.
Il est impossible de nier l’influence de l’OCDE et du régime de compétitivité qui placent les États et les écoles en concurrence. L’excellente analyse d’Alain Trouvé, publiée en 2015, est éloquente à ce sujet. Les examens standardisés offriraient supposément des indicateurs «objectifs» de la qualité des systèmes d’éducation nationale et des écoles. Les États se servent de ces indicateurs pour se placer de façon concurrentielle dans le marché mondial, pour attirer la main-d’œuvre, l’investissement privé, etc.
Mais tous ces chiffres ont si peu – sinon rien – à voir avec l’apprentissage et le développement des enfants et des jeunes, avec les finalités éducatives, avec l’éducation. Ces évaluations évaluent la rétention de certains savoirs et la capacité à gérer l’anxiété qui accompagne leur passation. Ce n’est pas totalement inutile pour obtenir certaines informations, mais c’est inadéquat pour se prononcer sur les apprentissages réalisés par les élèves dans une année scolaire. Qui affirmerait que les évaluations standardisées ou les épreuves uniques offrent un portrait fidèle des apprentissages des élèves ? Personne, ni même les docimologues, n’avancerait un tel propos. Et pourtant, ils orientent les politiques nationales, la distribution des ressources financières et matérielles, l’évaluation des enseignants.
Peut-on dire que ces évaluations, qui veulent rendre l’école plus efficace, sont des leurres ?
Il faudrait d’abord revenir sur ce qui fait d’une école une école «efficace». S’il n’est question que des résultats des élèves aux épreuves standardisées, on passe à côté de ce à quoi sert l’école. La formation citoyenne, le développement de la personne, la quête du bien, du beau, du juste…être soi et libre, comme l’écrivait Olivier Reboul… comment les évaluations standardisées peuvent-elles prétendre pouvoir se prononcer sur l’atteinte de ces finalités ?
Ces évaluations n’ont que des finalités au mieux administratives, au pire administratives et politiques. Le discours selon lequel elles contribueraient à améliorer les apprentissages des élèves, notamment en raison des pressions qu’elles exercent sur les enseignants, est selon toute vraisemblance un leurre. En fait, certaines recherches indiquent que ces évaluations alimentent la standardisation des pratiques enseignantes, au prix de la diversité de celles-ci, de leur contextualisation en fonction des réalités et des besoins des élèves, des écoles, des quartiers. Et que dire de la standardisation des pratiques enseignantes au prix d’une rupture profonde pour les enseignants quant aux finalités de leur travail, au choix des moyens pour les atteindre et des outils pour en évaluer les effets ? Ces trois dimensions essentielles de l’autonomie professionnelle des enseignants sont fortement mises à mal en raison des évaluations standardisées. Quel sens donner à sa pratique comme enseignant quand sa finalité est désormais le seul résultat de ses élèves à l’examen national ?
Cela voudrait dire qu’il n’y a pas de pratiques prouvées en éducation ?
Les pratiques éducatives sont des pratiques humaines et sociales qui ne répondent pas aux algorithmes. Si certaines pratiques peuvent sembler «prouvées» une année, pour un groupe d’élèves, dans un contexte particulier et avec une enseignante particulière, rien n’indique qu’elles auront le même effet si une seule de ces variables venait à changer. Les enseignants connaissent leurs élèves, comprennent leurs besoins et devraient pouvoir adapter ou élaborer des pratiques qui répondent à ces besoins, qui les inspirent, qui donnent sens à l’apprentissage et au travail enseignant. Imposer une pratique comme une recette à reproduire fidèlement, c’est à mon sens nier les dimensions humaines de la relation pédagogique et de ses acteurs et c’est courir à l’échec. C’est fermer nos horizons sur ce que peut produire la combinaison de perspectives et d’individus uniques, c’est nier l’autonomie professionnelle des enseignants.
On nous promet pourtant avec les neurosciences et avec l’intelligence artificielle de spectaculaires progrès dans les apprentissages. Qu’en pensez-vous ?
Les neurosciences nous permettent certes de mieux comprendre comment fonctionnent le cerveau et la mécanique de la mémoire à long terme, par exemple. Elles décrivent comment certaines zones du cerveau peuvent être stimulées par une expérience esthétique, par les émotions, etc. C’est utile pour comprendre le phénomène de certaines formes d’apprentissage et la cognition de façon générale, mais ce n’est pas de la pédagogie.
Entre autres interrogations soulevées par le recours aux neurosciences en éducation se trouvent l’idée de traiter l’individu et son action quotidienne – inscrits dans le corps, avec un bagage socioculturel particulier, des repères singuliers, dans des circonstances dynamiques – en fonction de l’activité cérébrale. La promesse des neurosciences de surmonter les limites biologiques et environnementales revient essentiellement à programmer le cerveau des élèves pour atteindre des cibles optimales. Mais les enfants et les jeunes ne sont pas programmables (c’est vrai des humains en général), ils ne sont pas statiques, leur vie ne se résume pas à des chaines cause-effet linéaires, n’en déplaise aux skinnériens de ce monde. N’importe quel enseignant qui œuvre dans une classe de 25 «cerveaux» bien distincts pourra dire combien il importe d’agir en fonction de la complexité humaine qui s’y trouve et des dynamiques variées que cela génère. Cigman et Davis (2009), notamment, soulignent combien le recours aux neurosciences comme solution aux expériences scolaires moins qu’optimales place en péril le sens que l’on donne à l’éducation, la quête du sens de la vie et l’essence de l’existence même.
En ce qui concerne l’intelligence artificielle, même lorsqu’elle «apprend», elle est incapable de jugement qui tient compte de cette complexité dont nous parlons. Les écrits de Cathy O’Neil à ce sujet sont très révélateurs. Les algorithmes ne produisent pas de jugements moraux, par exemple, et peinent à s’adapter à la complexité et aux vides de leur programmation lorsqu’une variable inconnue s’ajoute à la situation dans laquelle ils «agissent». Je dirais que l’intelligence artificielle ne peut pas à moyen ou même à long terme remplacer l’intelligence humaine, son dynamisme, ses dimensions critiques et morales qui font qu’un enseignant arrive à accompagner ses élèves de façon véritablement éducative.
Comment alors faire face à l’échec scolaire alors que dans nos sociétés il entraine aussi la relégation sociale ?
Le problème est selon moi dans la définition de l’échec scolaire. Qu’est-il exactement ? De quoi est-il une manifestation ? De la pauvreté ? D’un écart entre la culture et les savoirs valorisés à l’école et la culture première de l’enfant – du capital social, donc ? D’une incompatibilité entre les besoins particuliers d’un élève et la forme scolaire, les pratiques pédagogiques dominantes ? D’un rythme d’apprentissage imposé qui ne tient pas compte de la perspective développementale ?
Et si l’échec scolaire ne se définit qu’en raison des résultats aux examens obligatoires, que signifie-t-il vraiment ? Peut-on conclure qu’il y a échec éducatif – de la formation personnelle, sociale et citoyenne – en raison de ces résultats ? Un élève qui «performe» bien sera-t-il nécessairement un meilleur être humain, un meilleur citoyen ? Et celui qui peine en mathématiques ou en français, sera-t-il un piètre humain ou un piètre citoyen ?
Dans une société sous la «terreur de la performativité» (expression avancée par Lyotard) tout doit s’accomplir vite et selon des cibles. Peut-être nous sommes-nous trompé de cibles, peut-être avons-nous mal saisi les besoins développementaux des élèves. Pour lutter contre l’échec scolaire, il nous faut poser la question de la réussite éducative et redéfinir ses paramètres. Mais il faut aussi des plans de lutte à la pauvreté, un soutien accru pour les enseignants, des programmes scolaires réalistes, accueillir la diversité … Bref, il faut replacer l’éducation au centre des préoccupations politiques. Pas dans une perspective de rendement, de palmarès de l’OCDE ou de placement concurrentiel, mais dans une perspective de développement humain, de formation globale des personnes.
Cela suppose quelles qualités chez les enseignants ?
D’être créatifs, ouverts d’esprit et accueillants de la diversité humaine. Confortables avec le doute et capables de remettre l’orthodoxie en question. Consciencieusement réflexifs. Solidaires les uns des autres, mais aussi de leurs concitoyens, peu importe leurs origines et croyances. Sensibles et indignés et actifs face aux injustices. Amoureux de leur profession. Mais dans l’ensemble, les enseignants ont déjà ces caractéristiques. L’enjeu se trouve dans les conditions qui leur permettent ou non d’y être fidèles.
Vous dites que l’amélioration de la performance scolaire en termes statistiques n’est pas une finalité digne de l’éducation. Que voulez vous dire ?
Je veux dire que cela est digne d’une ligne d’assemblage de voiture, de processus mécaniques, au mieux. L’éducation doit aspirer à arriver à autre chose que des résultats à un examen, car ces résultats aliènent au final les élèves de leurs apprentissages, font de leur réussite scolaire un simple objet commodifiable, échangeable pour une position sociale qui les inscrit dans des rapports de pouvoir opprimants – comme oppresseurs ou opprimés. L’éducation ne peut pas se contenter d’aspirer à ce qu’une proportion x d’élèves obtiennent un résultat y à des examens.
Je m’inscris en cela en accord avec Reboul qui posait trois conditions pour qu’une fin soit réellement éducative : d’abord, elle requiert l’engagement de ses acteurs – enseignants et élèves – dans une entreprise dont la réussite est ni inéluctable, ni impossible. Ensuite, les moyens qu’elle met en œuvre doivent être eux-mêmes éducatifs, doivent être eux-mêmes des fins dignes d’être poursuivies par l’éducateur et l’éduqué. Et enfin, une fin éducative ne plus l’être que si elle est elle-même un moyen de poursuivre son éducation tout au long de sa vie. Je crois qu’il faudra repenser l’évaluation si l’on veut arriver à de telles fins éducatives.
Quelle doit être alors la finalité de l’éducation ?
L’éducation doit rendre humain, soi, libre et solidaire, très simplement.
Entretien François Jarraud