« Toute l’organisation du système éducatif du premier degré vient d’être atomisée en une soirée, un amendement devant une assemblée nationale…vide. Trente-cinq députés pour et sept contre. L’école telle qu’on la connaît, c’est fini… L’école sera totalement inféodée au collège administrativement et pédagogiquement ». Patricia Lartot, directrice d’une école élémentaire de douze classes, classée REP+ à Mantes la Jolie (78) est effarée par le vote à l’assemblée de l’article 6 de la loi sur l’école de la confiance portée par JM Blanquer qui annonce la création des établissements publics des savoirs fondamentaux (EPSF). Et elle n’est pas seule. Laurent Adien, professeur certifié d’anglais à Nevers (58) et Vincent, le directeur d’une école de quatorze classes classée REP+ d’une ville de province, témoignent eux aussi de leurs inquiétudes.
Une politique qui vise plus à faire des économies que réussir les élèves
Laurent Adien rappelle le contexte dans lequel a été votée cette loi, décalage entre un discours du Ministre soi-disant basé sur la confiance et passage en force dans les faits. « Déjà, La volonté de toucher à la liberté de parole des enseignants notamment en modifiant ce qui avait été fait avec la loi Le Pors a eu du mal à améliorer le sentiment de confiance et puis, cette semaine, c’est la goutte d’eau. Voir que face au malaise exprimé par la profession, face à la montée du mécontentement d’une grande partie des enseignants, face à une réforme du lycée qui ne passe pas, face au maintien de Parcours Sup et au tri sélectif déguisé, face aux suppressions de postes et aux DHG en baisse un peu partout, face aux fermetures de classes, face aux demandes des enseignants d’être plus écoutés, notre ministre et nos députés, représentants du peuple, discutent et votent des amendements autour des affichages à imposer en classe, de la nécessité ou non de l’uniforme, du lever des couleurs, de la tenue correcte exigée pour les élèves comme pour leurs enseignants… Le décalage entre notre réalité de terrain et cet autre monde nous explose en pleine figure. Et là, quand on pense avoir touché le fond, dans un hémicycle quasiment vide, sans concertation avec les enseignants ou les organisations syndicales, sans étude d’impact, voilà qu’on apprend la création d’établissements rapprochant écoles primaires et collèges ».
Peu confiant, malgré le nom de la loi, sur la finalité d’une telle décision, Laurent estime que le but réel est de faire des économies. « On peut s’autoriser à penser que ce qui est visé là c’est bien l’économie sur le dos des plus fragiles tout en ouvrant l’éducation au marché et à la concurrence. Économies de personnels avec moins de postes administratifs, moins de personnels de vie scolaire, moins d’enseignants qui deviendront mobiles entre premier et second degré. On nous laissera sans doute le choix : vous préférez enseigner sur trois établissements différents ou bien compléter votre service en CE1 ? Vous voudrez bien remplacer votre collègue absent, vous êtes polyvalent, vous venez du primaire ».
Comme pour toutes les autres réformes, Laurent pense que celle-ci sera présentée comme avantageuse d’un point de vue pédagogique et visant à réduire les inégalités. Mais il n’y croit pas un seul instant. « On a déjà tenté sans grande conviction de nous vendre du rêve avec des ÉPIs, des « devoirs faits », je n’ai pas senti le vent de l’égalité souffler bien fort sur notre établissement ». Son autre crainte, le statut des enseignants. « Les différences entre les enseignants de primaire et du secondaire vont permettre de cristalliser les tensions et d’harmoniser, arguant qu’il ne peut y avoir de telles différences au sein d’un même établissement. Le fameux statut sera remis à plat. On nous vendra un nouveau type de contrat, présenté comme plus sécurisant, plus juste, mais plus précaire en réalité. Il permettra surtout et c’est là le plus grave, de museler les voix discordantes d’enseignants qui craindront le licenciement en cas de désaccord avec leur direction. Quoi de mieux que l’auto-censure des personnels pour faire que tout aille mieux… en apparence ».
Fin de la spécificité de l’école primaire et de son directeur ?
Pour Patricia Lartot « une seule explication des EPSV est dans une analyse comptable. Les chefs d’établissements géreront le « stock » des enseignants en fonction des effectifs globalisés. Ce qui permettra d’économiser des milliers de postes ». Elle pose aussi la question de la légitimité des chefs d’établissement pour le pilotage des écoles du premier degré, loin de leur terrain d’expertise. « Ils sont déjà submergés par leurs tâches, quelles seront leurs disponibilités pour les écoles primaires ? Et le rôle des inspecteurs, que deviennent-ils dans cette nouvelle organisation ? »
Vincent n’a pas vraiment été surpris sur le fond, cela fait plusieurs années que les politiques évoquent l’idée d’une école du socle. D’ailleurs dans son académie, le directeur académique a annoncé la création d’une école du socle à la rentrée regroupant un collège et un pôle scolaire voisin. « Ce qui est stupéfiant en revanche c’est la présence de cette nouvelle structure dans un article de loi ! Sans qu’aucun bilan n’ait été tiré ».
L’inquiétude de Vincent est partagée par de nombreux collègues qui voient dans cette loi la remise en question de la spécificité des écoles primaires. « Dans notre département très rural, les enseignants craignent que leurs petites écoles soient rattachées au collège voisin et que le fonctionnement et les bonnes relations avec les différents partenaires soient mis à mal par la suppression pure et simple du directeur d’école. Cette conséquence concrète émeut d’ores et déjà de nombreux enseignants ». Il rappelle qu’il existe déjà des instances qui régissent la continuité école-collège en éducation prioritaire, tels que le comité de pilotage ou le conseil école-collège, où les directeurs des écoles relaient les propositions et remarques de tous les enseignants. Pourquoi ne pas plutôt généraliser ce type de fonctionnement ? Où est l’intérêt d’une telle loi ? « La disparition pure et simple des petites structures, de ces écoles à taille humaine. Le pilotage depuis le collège, c’est la perte des liens de proximité qui permettent d’être réactif face aux problèmes du quotidien. Quid du rôle du directeur ? un directeur adjoint en charge de plusieurs écoles serait moins disponible pour les méditations avec les parents, le relationnel avec les multiples partenaires de l’école… ».
A l’heure du « Grand débat National », des décisions sans concertation
Tous trois font le parallèle avec les « grands débats », affichant une volonté de démocratie et d’échanges avec la population. Vincent ironise, « Au moment où M. le Président de la République nous vend son « grand débat », force est de constater qu’il n’existe pas concernant l’école de la République, bien au contraire. Avec en prime, quelques amendements réactionnaires bien éloignés de nos besoins humains et matériels comme les classes de 28 élèves. Ou encore dans notre école parmi les plus difficiles du département, la peinture qui part en lambeaux. Mais rassurons-nous, nous aurons de beaux … drapeaux tricolores et européens sur toutes les portes à la rentrée. Nous sommes sauvés ! »
Patricia s’emporte. « Lors des discussions à l’Assemblée Nationale, les députés se sont défoulés sur la question scolaire : uniformes, tenue des enseignants, symboles nationaux, port du voile… sans jamais tenir compte de la complexité des choses, sans jamais aucun débat avec les acteurs du terrain. Je suis totalement écœurée ! Cette manière arrogante et omnipotente de régler la question éducative est intolérable. Avec le climat social délétère actuel, on espérait autre chose qu’une vision idéologique réactionnaire ! »
Laurent termine son propos sur cette note bien inquiétante. « Les plus défavorisés n’auront pas d’autre choix que de se trouver cobayes de ces établissements qui permettront en même temps aux plus aisés de continuer à goûter à un enseignement privé dans des structures plus petites, avec des conditions de travail plus adaptées aux spécificités des âges des enfants et des ados. La sélection par l’argent comme seule boussole. L’État se désengage et préfère abandonner l’organisation des établissements à la décision locale, mettant en concurrence tout le monde avec chacun, en poussant encore et toujours plus loin sa logique libérale et c’est bien notre crainte principale, car c’est en renforçant de fait les inégalités territoriales et les déterminismes sociaux qu’il prétend en même temps les combattre. Le discours d’un côté, la réalité de l’autre. Liberté, égalité, fraternité, vraiment ? La place accordée par un pays à l’Éducation de ses enfants donne une idée de la santé de celui-ci… Visiblement, le malade agonise ».
Finalement, un article de loi « hors sol », comme l’explique Vincent, « qui ne s’appuie même pas sur un bilan des modalités existantes favorisant entre l’école et le collège : conseil d’école-collège, conseil de cycle trois, comité de pilotage en éducation prioritaire, formations inter-degrés… Des actions pour favoriser la réussite et l’émancipation de nos élèves. Ces modalités doivent être les piliers d’une véritable « école de la confiance », celle qui associe tous les acteurs aux décisions sur son avenir ». Nous sommes donc bien de cette école de la confiance, finalement.
Lilia Ben Hamouda