Comment grandissent les jeunes ‘blancs’ descendants des premiers colons – les Néerlandais venus au XVII et XVIIIème siècle- dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui depuis la fin de l’apartheid ? D’origine grecque, né au Cap, Etienne Kallos aborde ici un territoire quasiment inexploré au cinéma : une communauté rurale d’Afrikaners, repliée sur ses traditions, menacée de toutes parts par les bouleversements politiques et sociaux induits par l’accession au pouvoir de Nelson Mandela. Pour ce faire, il filme les vastes étendues de terres cultivées entre lac et montagnes, les champs de maïs à perte de vue et les cieux aux couleurs changeantes, comme les paysages envoutants d’un western tragique. Au cœur de cette région orientale du pays, la ‘bible belt’ (ceinture biblique) se joue sous nos yeux la terrible rivalité entre deux adolescents que tout oppose : Janno, le fils légitime d’une riche famille de fermiers blancs et Pieter l’orphelin enfant des rues que la dite famille décide d’accueillir en son sein. Au-delà des convulsions de l’affrontement ambigu des deux garçons autour de l’amour parental et de l’héritage familial, « Les Moissonneurs, à sa façon intense et âpre, confronte douloureusement une minorité blanche, héritière du colonialisme, à l’histoire récente d’une Afrique du Sud toujours en quête d’une société émancipée dans la réconciliation et l’égalité.
Grands espaces, huis clos familial
D’immenses plaines au sol blanchâtre, d’imposants troupeaux de vaches menées à coups de fouet claquant dans un nuage de poussière installent le cadre grandiose, d’une beauté sauvage, que notre regard ne peut embrasser tout entier. Ici vivent Jonna (Brent Vermeulen), un garçon de 15 ans, et sa famille, des fermiers afrikaners, installés depuis des siècles (l’arrivée des premiers colons néerlandais date de 1662) dans cette région accidentée et ‘sauvage’. Elevé par un patriarche sévère ultraconservateur et une mère animée par une foi religieuse stricte, Janno, sensibilité extrême et retenue visible, grandit entre la soumission à la loi de Dieu et le désir confus d’une autre vie. Il a cependant bien du mal à ‘ouvrir son cœur’ à un nouveau venu que sa mère lui demande d’accueillir comme un frère amené à devenir membre à part entière de la famille. Malgré toute sa bonne volonté, l’aîné perçoit Pieter (Alex van Dyck), orphelin et enfants des rues, comme un usurpateur potentiel. De fait, l’arrivée de l’adopté, après une phase bienveillante et naïve d’accueil à bras ouverts, se révèle comme une intrusion susceptible de remettre en cause l’agencement ritualisé d’une petite communauté repliée sur elle-même. Grâce à la proximité physique que la caméra entretient avec les deux jeunes héros, et le morcèlement des cadrages d’intérieurs en clair-obscur, nous vivons intimement l’évolution de leur relation entre amour et haine, attirance et répulsion. Une relation pleine de dangers aux conséquences immenses qui dépassent largement la sphère des tourments adolescents.
Dans cette riche famille blanche, accrochée à ses traditions religieuses et attachée aux possessions héritées de ses ancêtres, Pieter, personnage insaisissable à la personnalité trouble, fait littéralement exploser le cadre de référence. Il fait entrer dans la vaste demeure (dotée de barreaux aux fenêtres) un grand chien errant. Il entraîne le bon fils de famille dans une boite de nuit où se côtoient des Noirs, des Blancs (et même des Chinois, les derniers immigrés récents dans la région). Il lui arrive (sous le regard effaré de Jonna) de vendre son corps pour se payer de la drogue. Il oblige aussi, par son comportement provocant, ce dernier à regarder en face ses propres frustrations sexuelles. Ainsi la vision des actes ‘hors-la-loi’ accomplis par le malin Pieter face au timide Jonna, au cœur d’un petit groupe uni par les liens du sang et la peur irrépressible de sa propre fin, fait-elle songer au pouvoir subversif de l’ange exterminateur, le séducteur héros de « Théorème » de Pier Paolo Pasolini [1969], capable de dynamiter la cohésion d’une riche famille milanaise, chacun étant confronté à sa propre vérité.
Hantise du chaos, mise en scène convulsive
Sans révéler tous les ressorts de cette tragédie ‘afrikaner’, disons simplement que Pieter n’a pas besoin de la radicalité (sexuelle) du bel héros pasolinien. Il n’empêche. Lorsqu’une vaste plaine prend feu, et que les fermiers blancs, au milieu des flammes gigantesques et des fumées noires obscurcissant le ciel, s’obstinent vainement à éteindre le brasier, nous saisissons, à travers cette séquence dantesque, le règne du désordre, la fin d’un monde. Etienne Kallos revient filmer son pays natal, à l’endroit précis où la douleur est encore palpable, chez les Blancs afrikaners qui ont le plus à perdre depuis la fin de l’apartheid, pas seulement en termes de richesses matérielles ou de traditions culturelles, puisque les massacres de propriétaires terriens constituent toujours une menace tangible, sans compter l’éventualité d’une expropriation sans compensation des fermiers blancs envisagée par le gouvernement au profit de la majorité noire.
La grande force du propos des « Moissonneurs » consiste à incarner les contradictions dans lesquelles se débat la société sud-africaine d’aujourd’hui à travers deux représentants de la nouvelle génération ‘blanche’ qui n’a pas connu l’apartheid. En choisissant de faire vivre ces deux héros, faux frères, vrais ennemis ou doubles inversés, dans une communauté blanche refermée sur elle-même, le jeune cinéaste Etienne Kallos braque sa caméra sur une jeunesse en mal d’émancipation et met au jour les effets dévastateurs de l’aveuglement de leurs aînés. Si Etienne Kallos refuse de juger les perdants de l’histoire récente de son pays, la beauté convulsive de la mise en scène, l’évocation subtile des psychés adolescentes et l’ironie cruelle du dénouement (ou le triomphe secret d’un transfuge) nous offrent un point de vue original, à mi-chemin entre naturalisme et onirisme, sur une société toujours en crise. Avec « Les Moissonneurs », nous appréhendons de l’intérieur les déchirements des jeunes sud-africains d’origine européenne, pris dans la nécessité absolue de s’affranchir de l’héritage colonial de leurs parents s’ils veulent s’engager dans la construction de la Nation nouvelle, laquelle est supposée libérer les Noirs de leur asservissement au pouvoir des Blancs.
Samra Bonvoisin
« Les Moissonneurs », film d’Etienne Kallos-sortie le 20 février 2019
Sélection « Un Certain Regard », Festival de Cannes 2018