Comment rompre avec l’absence de mixité sociale et sexuée dans l’enseignement professionnel ? Comment l’adapter aux attentes sociales et aux demandes économiques du pays sans redoubler les effets de ségrégation mécaniquement induits par la société ? Pour tenter de penser autrement la carte des formations et les procédures d’affectation, les ateliers de l’Observatoire de la mixité sociale se rassemblaient jeudi 4 avril 2013 au Lycée professionnel Hector Guimard à Paris, autour d’Henriette Zoughebi, vice-présidente du Conseil Régional d’Ile de France en charge des politiques éducatives. Florence Robine, rectrice de l’Académie de Créteil, Hella Kribi-Rhomdane, présidente de Défis Métiers, Thierry Puydoyeux, responsable de la formation professionnelle à la SNCF, Emmanuel Sulzer du CEREQ, Emmanuelle Moreno, chef du service Formations de l’Unité lycées de la région et Brigitte Colin, DAET de l’Académie de Versailles, étaient venus exposer l’état actuel de la situation. Préoccupations saillantes des débats : accorder le développement personnel des élèves et leur insertion professionnelle, l’équilibre dans l’offre de formation et les prospectives incertaines en termes de métiers, l’orientation précoce et une information plus complète sur les métiers.
L’enseignement professionnel se retrouve à la croisée d’attentes contradictoires : on le voudrait vecteur de réussite scolaire pour les élèves en difficulté, mais d’insertion directe et efficace en matière d’emploi ; on accepte mal qu’il soit vécu comme un choix par défaut, mais on continue de lui préférer quand c’est possible les filières générales ou techniques. L’enseignement professionnel reflète les désaffections de la société et reconduit ainsi, en dépit des efforts de tous, les formes de ségrégation (scolaire, sociale, sexuée) qui contribuent à sa mauvaise image.
La spécialisation aussi déterminante que le niveau de diplôme
Pourtant, si l’on en croit Emmanuel Sulzer, du CEREQ (Centre d’Etudes et de Recherches sur les qualifications), les formations professionnelles initiales sont loin d’être toutes à la même enseigne, en termes d’insertion : certaines conduisent à des emplois stables et correctement rémunérés, quand d’autres aboutissent à l’impasse. Le niveau de diplôme reste déterminant (et plus encore l’obtention d’un diplôme quel qu’il soit) pour les élèves quittant l’école au niveau du secondaire, mais la spécialité de formation l’est tout autant. Santé, travail social, mécanique, transports et logistique, conduisaient en 2010 aux taux de chômage les plus bas d’une cohorte d’élèves sortis du système en 2007. A l’inverse, formations générales, métiers du livre, de l’image et du son, secrétariat, comptabilité, hôtellerie-tourisme, commerce, services collectivité, comptent les plus forts taux de chômage dans la même cohorte. Les titulaires de diplômes de niveau V, mieux lotis que les sans diplômes, sont davantage touchés par le chômage et parmi eux, les femmes plus que les hommes. Le chômage des jeunes femmes est fortement lié à des choix peu pertinents au niveau V (secrétariat, comptabilité) ou à des orientations subies négativement (services à la collectivité). Si le bac reste un atout, des spécialités comme le CAP gros œuvre du bâtiment permet une insertion massive et durable ( à 90%), alors que le domaine de la vente n’offre que peu de chances de réussite à ce niveau. L’intérim apparaît fortement dévolu aux hommes, tandis que le temps partiel (souvent subi) est nettement du côté des femmes. Pour E. Sulzer, les enjeux primordiaux sont la qualité de la formation en apprentissage, qui permet une bonne insertion quand il ne conduit pas à l’abandon, la fermeture de formations professionnelles obsolètes et la lutte contre le décrochage qui laisse les sortants sans diplômes.
Carte des formations : contrarier la demande sociale ?
Venues présenter les stratégies d’évolution de la carte de formations dans l’enseignement professionnel, Emmanuelle Moreno (chef du service Formations de l’Unité de service de la Région lycées) et Brigitte Collin (DAET à l’Académie de Versailles) en rappellent le principe premier : permettre à tous les jeunes franciliens d’avoir une qualification de niveau V ou IV dans un domaine qui leur convient. Dans un contexte d’évolution permanente des besoins économiques et des possibilités d’emploi, la carte des formations doit faire face au gré de prospectives difficiles à évaluer. La filière énergétique, celle des services à la personne, par exemple, sont en plein développement dans la Région, mais le secteur tertiaire administratif, tel qu’il a été développé à son apogée dans les années 80, ne correspond plus aux besoins des entreprises. Des diplômes disparaissent et d’autres apparaissent, tel le BTS prothésiste dentaire, qui ne correspond à aucune formation antérieure à ce niveau ; mais la demande sociale n’est pas en accord avec cette évolution et suit son propre mouvement d’évolution. Ainsi, souligne Brigitte Collin, la filière productique, qui correspond toujours aux besoins des employeurs, n’est plus demandée par les élèves. Ils ne veulent plus y aller. « Si on s’en tenait à la demande sociale, remarque-t-elle, on n’ouvrirrait plus que des bacs pro vente ou commerce, ou dans les domaines de l’art ou de l’énergétique. Mais on ne peut procéder aini : il faut contrarier un peu la demande sociale. »
Mais dans quel sens ? Par les OCER, les orientations conjointes État / Région pour l’adaptation de l’offre concernant la formation initiale : ce dispositif doit permettre d’intégrer les projets de formation dans un cadre unifié et actualisé chaque année. Elles déterminent les préconisations adressées aux établissements pour encadrer leurs propositions d’évolution. L’objectif : apporter aux élèves une solution de proximité diversifiée, créer une complémentarité entre les établissements, maintenir les formations non attractives et assurer une pédagogique de qualité.
Ne pas oublier la promotion des classes populaires
La Région Ile de France est d’une grande richesse et d’une grande diversité, mais aussi très inégalitaire, rappelle Henriette Zoughebi. Il importe de ne pas perdre de vue le développement humain, dans cette évolution de l’offre de formation. Les métiers se complexifient, s’intellectualisent, mais il faut d’autant plus se soucier de la réussite de tous les jeunes « et même de toutes les jeunes », souligne-t-elle. L’enseignement professionnel est né d’une volonté de promouvoir les ouvriers, rappelle-t-elle. La promotion des classes populaires doit rester un enjeu majeur, en particulier celle des jeunes femmes. De nombreux métiers « féminins » s’inscrivent dans la continuité des rôles traditionnels et domestiques : hygiène, soins à la personne… Il faut décider à un moment d’opérer un basculement par rapport à ces stéréotypes. Pour cela, il faut bannir du cursus les formations initiales qui n’ouvrent aucune poursuite d’études supérieures, estime-t-elle, et sérieusement se pencher sur la complémentarité entre apprentissage et le scolaire : « la loi sur la refondation scolaire ne nous donne pour le moment aucun cadre national pour l’action. » Aucun moyen donc d’assurer l’homogénéité et l’harmonie des solutions locales. « Comment se tenir à la hauteur des ambitions des jeunes et des besoins de notre pays ? » demande-t-elle à l’ensemble des participants.
Une importance démesurée au poids de la formation initiale
Pour Florence Robine, Rectrice de l’Académie de Créteil, la tension est forte entre les différents objectifs assignés à l’enseignement professionnel. Elle revendique comme souci premier l’épanouissement personnel des individus : dans l’impossibilité actuelle de déterminer avec justesse les filières et les métiers de demain, une perspective « adéquationniste (entre l’offre du marché de l’emploi et celle de la formation) serait absurde et vaine. La seule formation valable est celle qui est assez complète pour permettre de s’adapter aux évolutions. « L’école n’est que le reflet de ce que produit la société dans son ensemble, remarque-t-elle. En France, par rapport à d’autres pays, l’incapacité à prendre les gens pour ce qu’ils sont, les voir dans leur évolution, est frappante ». On établit des critères de prédictibilité d’insertion à un âge très précoce, dès le collège ; à l’âge adulte, la formation en cas de chômage est si ténue qu’elle ne peut répondre qu’aux besoins de ceux qui n’ont besoin que « d’un petit plus ». L’importance de la qualification initiale en devient démesurée et le poids qui repose sur l’école est de ce fait monstrueux. Florence Robine veut des formations transversales, adaptables et qui s’accompagne d’un certain bonheur de vivre dans la scolarité. Elle demande que les bacs pro soient prioritaires sur les BTS, et que les élèves soient préparés dès la Terminale par des modules inscriptibles dan le système APB, pour sécuriser les parcours de formation. Elle entend aussi mener dans l’Académie une action pilote dans la lutte contre les stéréotypes, dès les petites classes et en partant des pratiques des enseignants. Mais « ils doivent tout faire les enseignants ! S’emporte-t-elle. Sécurité routière, orientation, information, santé, et puis aussi la classe en plus, si possible. » Le poids qui pèse sur l’école est énorme, conclut-elle. « La société doit s’en emparer, c’est le problème de tous ».
Plus d’encadrement et plus de responsabilité
Côté employeur, Thierry Puydoyeux, responsable de la formation professionnelle à la SNCF, se défend de promouvoir une démarche « adéquationniste » : si certaines entreprises, emportées par les impératifs techniques et les contraintes de production, sont tentées de faire de la formation interne une préparation sur mesure aux postes à pourvoir, la SNCF s’est lancé depuis 6 mois dans une vaste opération de communication sur les métiers ferroviaires « nombreux et mal connus » et qui représentent une perspective d’avenir, en particulier en Ile de France. L’entreprise essaie de se rapprocher des collégiens et lycéens en mettant à leur disposition une large information sur ses métiers et en repérant les personnes les plus expertes à leur présentation. Les réactions sont plutôt favorables, côté élèves, et leur vision du monde ferroviaire devient plus claire.
L’entreprise veut voir évoluer ses employés : un jeune recruté en bac pro sur un poste d’opérateur ne doit pas rester trop longtemps sans progresser, sinon la perte de motivation est dommageable pour tous. Mais si les élèves recrutés sont plutôt de bon niveau dans l’ensemble, remarque Thierry Puydoyeux, les modes de tutorat ont dû évoluer : les jeunes gens réclament à la fois beaucoup plus d’encadrement et beaucoup plus de responsabilité.
Paradoxe générationnel qui recouvre peut-être une partie de la difficulté : les élèves du secondaire d’aujourd’hui ne ressemblent pas à ceux d’hier, plus soucieux de leur développement personnel, plus exigeants en termes de choix d’orientation professionnelle mais aussi plus hésitants et tardifs dans leurs décisions. Pris entre des modèles de réussite valorisés comme norme sociale et pourtant difficiles à atteindre, les projections de l’angoisse de leurs parents, les injonctions institutionnelle de détermination précoce et l’incertitude des conjectures sur la société à venir, ils se révèlent peut-être aussi équivoques dans leur parcours vers l’insertion professionnelle que la place qu’on leur y réserve.
Jeanne-Claire Fumet