L’éducation artistique et culturelle en Rep vise t-elle essentiellement à transmettre les normes de comportement des dominants ? C’est la lecture que font Rémi Deslyper (ISPEF) et Florence Eloy (ESCOL) dans les Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs (Hors série n°7), de deux dispositifs très en vogue : « Orchestre à l’école » et « Démos ». Tous deux interviennent essentiellement en Rep et Rep+. Pour les auteurs, « l’Education artistique et culturelle (EAC) vise plus largement à concourir au développement individuel et à la formation du citoyen. À rebours de cette conception salvatrice de l’EAC, et à partir de l’étude de deux dispositifs d’éducation musicale par la pratique orchestrale, nous entendons montrer dans cet article que l’ambition transformatrice de l’EAC peut être analysée comme une entreprise d’imposition de normes de comportement dominantes à des populations dominées et peu familières de ces dernières ». Civiliser les pauvres ?
Une analyse d’Orchestre à l’école et Démos
L’étude de R Deslyper et F Eloy se base sur le suivi de deux dispositifs « Orchestre à l’école » (36 000 élèves) et Démos (près de 4000). Près de 40 000 enfants de l’éducation prioritaire suivent ces dispositifs qui sont soutenus par les collectivités territoriales et ont lieu, pour Orchestre à l’école, dans les locaux scolaires. L’Etat a renforcé son soutien à ces associations en leur versant près de 3 millions d’euros.
Orchestre à l’école forme sur 3 ans un orchestre au sein d’une ou plusieurs classes en offrant 2 heures hebdomadaires de pratique musicale. Démos vise la découverte de la musique classique par la pratique collective à raison de 4 heures hebdomadaires qui ont lieu dans une structure sociale de proximité.
Rémi Deslyper et Florence Eloy ont suivi L’orchestre à l’école dans une école primaire Rep+ de l’agglomération lyonnaise et ils ont investi six ateliers Démos sur trois territoires. Au total ils ont suivi 35 séances d’ateliers, 10 réunions de concertation et ont réalisé 24 entretiens avec des encadrants des associations.
Une vision déficitariste des familles populaires
C’est de ces réunions que part leur lecture de ces dispositifs. » Pour comprendre le sens de l’action normalisatrice de ces dispositifs, il nous faut, en premier lieu, revenir sur la perception que les responsables et intervenants de ces dispositifs ont de leur public. C’est en effet cette perception qui explique, et justifie à leurs yeux, l’action transformatrice visée par ces dispositifs. Il apparait alors que les enfants participant à ces dispositifs, et plus largement leurs familles, sont essentiellement envisagés selon une perspective déficitariste, i.e. en termes de manque ou d’écart par rapport à un comportement considéré comme « normal ». Les représentations en la matière de ces professionnels, qui appartiennent aux classes moyennes et supérieures, ne sont pas socialement neutres et, sans en avoir conscience, les responsables et intervenants de ces dispositifs appréhendent leur public à l’aune de normes dominantes de comportements », écrivent-ils.
Ils relèvent les propos, très négatifs, tenus sur les familles de ces enfants « à problèmes » ou « difficiles ». Les difficultés des enfants sont mises sur le dos des parents jugés absentéistes , rendus responsables des exercices non faits à la maison. » la critique du comportement des enfants ou des parents et la compassion pour leurs difficultés constituent, en réalité, les deux faces d’une même médaille. Qu’on déplore leurs comportements ou qu’on les plaigne, ces enfants et leurs familles sont toujours perçus comme carencés », écrivent-ils.
Trois façons de faire entrer les comportements des dominants
Mais leur étude repose aussi sur l’analyse des séances conduites par ces associations , où les auteurs repèrent trois voies de normalisation. D’abord dans la gestion du temps. » Il s’agit sans que cela soit formulé ni même pensé de cette manière mais de façon sous-jacente aux pratiques des intervenants, de chercher à transformer les dispositions spontanéiste et hédoniste de ces enfants, dont on sait qu’elles sont caractéristiques des milieux populaires, en un rapport au temps planificateur et ascétique relevant davantage des milieux sociaux moyens et supérieurs », écrivent-ils. Chaque séance est un outil pour que les enfants apprennent à surseoir, à attendre leur tour et à être à l’heure.
Un second axe est dans la tenue. » Cela passe en premier lieu, et peut-être de manière la plus visible, par un travail sur le corps des enfants en situation d’apprentissage. Considérant que certaines attitudes et postures constituent des préalables indispensables à l’action pédagogique, les intervenants n’ont de cesse, tout au long des séances, d’appeler les enfants au silence, à une certaine immobilité, à la concentration… En cela, ils ne font que travailler à la constitution d’un corps scolaire dont on sait qu’il est aussi un corps de classe ». Ainsi se transmettent des normes de comportement et des « bonnes postures » et « bonnes manières ».
Enfin tout le travail des associations visent à ce que les enfants adoptent une posture réflexive. » Cette exigence de réflexivité se décline aussi au niveau plus global des comportements adoptés par les enfants, ces derniers étant bien souvent invités à développer des formes d’autocontrôle et d’autocontrainte ainsi qu’à exercer un regard distancié sur leurs comportements et leurs ressentis », écrivent-ils.
Pour les auteurs, » le cas de ces deux dispositifs d’orchestre d’enfants à vocation sociale apparaît comme une forme renouvelée du travail de normalisation des enfants de classes populaires et de leurs familles, imbriquant de manière fine le travail réalisé sur les dispositions à l’égard de l’art et de la pratique artistique à celui opéré de manière beaucoup plus transversale sur des dimensions comportementales et morales… » Nul doute que leur analyse fasse débat…
François Jarraud
Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs [En ligne], Hors-série n° 7 | 2020, mis en ligne le 19 février 2020, consulté le 09 mars 2020.
On trouvera dans le même numéro de la revue d’autres articles sur l’enseignement artistique (P Rayou, S Bonnery par exemple).