Le sociologue François Dubet est venu le vendredi 19 janvier 2018 au Lycée Germaine Tillion du Bourget (Seine-Saint-Denis) parler des inégalités sociales et scolaires. Le débat qui a suivi avec les professeurs a été riche et parfois tendu, à un moment où les enseignants de lycée sont inquiets, voire destabilisés par les dernières réformes et celles qui s’annoncent. Récit.
On a beau être un savant reconnu, on ne fait pas pour autant l’unanimité chez les professeurs. François Dubet a pu le constater lors de l’après-midi qu’il a passé au lycée du Bourget. Sans doute n’a-t-il d’ailleurs pas été surpris ni vraiment mécontent. Le sociologue aime glisser, au milieu de sa démonstration, des piques, voire des provocations à l’égard de son auditoire, assuré ainsi de pimenter la séance de questions-réponses qui va suivre.
Réalisme versus part de rêve
Avec brio, François Dubet a, dans un premier temps, démonté les mécanismes qui conduisent l’école française à amplifier les inégalités de départ. Triste constat que de devoir reconnaître qu’à toutes les étapes – le passage au collège, la montée au lycée, le bac… -, notre école républicaine ne cesser de trier et laisse chaque fois davantage d’élèves sur le bord de la route, avant tout issus de milieux défavorisés.
Ce triste constat ne pouvait qu’interpeler des professeurs qui croient en leur mission et qui, dans le 93 peut-être plus qu’ailleurs, se battent pour faire réussir leurs élèves. Ce fut le premier sujet d’interpellation, et pour certains d’incompréhension, avec François Dubet.
La première question a fusé, en forme de reproche : » Vous constatez, mais pourquoi ne proposez-vous pas de solutions ? » Dans d’autres questions, on entendait en filigrane le besoin d’espérer et même de rêver que l’école peut encore changer les choses.
François Dubet a alors lancé des pistes : améliorer l’offre scolaire loin d’être égale partout, cesser d’affecter massivement des débutants dans les établissements difficiles qui pâtissent d’un important turnover, améliorer la formation des professeurs dans les ESPE… » Imaginez un ingénieur aéronautique qui serait formé comme on l’est dans les ESPE, les avions ne voleraient pas ! »
Fatalisme versus utopie
Au nom de ce fameux réalisme, François Dubet a aussi défendu la réforme de l’entrée à l’université qui introduit une sélection (qui ne dit pas son nom). C’est là que les tensions les plus vives se sont exprimées.
» Il faut sortir de cette hypocrisie noire qui joue contre les catégories populaires, consistant à dire qu’il n’y a pas aujourd’hui de sélection à l’université, a asséné le sociologue. Avec 50% d’étudiants inscrits en première année qui ne passent pas les épreuves à Noël, il y a bien une autosélection « . Il a aussi plaidé pour une meilleure orientation en amont, des licences au départ plus généralistes…
Il faut rappeler le contexte. Les profs de lycée sont en train de découvrir le nouveau Parcoursup qui remplace le portail d’orientation post-bac APB. Désormais, ils vont devoir émettre un avis sur chacun des 10 voeux de leurs élèves de terminale. Ils se retrouvent ainsi à participer de fait à une pré sélection. Et pour beaucoup, c’est insupportable.
» La plus grande hypocrise ne serait-elle pas le manque de moyens ? On n’aurait donc pas le droit de rêver que l’université est un véritable service public ? « , a lancé une enseignante à ce sociologue empêcheur de rêver en rond qui, non content de soutenir la réforme, affirme que » de toute façon, elle ne se fera pas faute de moyens et qu’elle aboutira à un nouveau tri « ….
Individualisme versus collectif
Un autre sujet inquiète en ce moment les salles des profs, particulièrement dans les lycées : le devenir du bac. Pierre Mathiot, chargé d’une mission sur le sujet, doit rendre mercredi des propositions de réforme au ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer.
Là encore, François Dubet n’a pas cherché à être consensuel. Epinglant le coût du lycée en France et » les filières microscopiques « , il a plaidé pour un bac largement à la carte, » avec un menu pour tous et des matières à la carte « . Les lycéens seraient ainsi » définis par leur parcours individuel et non plus par leur filière « .
» Pourquoi préférer l’individuel au collectif ? « , a protesté une enseignante. D’autres semblaient troubler par la critique des filières.
» Pourquoi le choix des élèves serait-il irrationnel et le choix du conseil de classe serait plus rationnel ? « , a répliqué le sociologue qui n’était pas venu caresser les profs dans le sens du poil. Il a d’ailleurs eu quelques saillies ironiques sur les syndicats majoritaires trop conservateurs.
Utilitarisme versus savoir
François Dubet est revenu plusieurs fois sur le poids de la réussite scolaire et du diplôme en France, symptôme selon lui de l’élitisme maladif de notre système obsédée par le tri, le classement et le mérite, abandonnant à leur sort les non méritants.
Les diplômes sont devenus utilitaires, selon lui, tout comme l’école. Aujourd’hui, » on considère que les disciplines servent à être sélectionnées. Le rapport au savoir a été transformé, on ne fait pas S pour l’amour des maths mais en pensant plus tard faire une école de commerce « …
On a senti un frisson parcourir l’auditoire : l’école et l’université ne seraient plus des lieux de savoirs et d’émancipation ? » On peut faire une licence d’histoire, puis s’orienter vers autre chose, cela aura été une ouverture « , a suggéré une enseignante.
La professeure d’allemand du Microlycée (70 jeunes qui » raccrochent » en première et en terminale) installé au sein de l’établissement, a rappelé le système en vigueur dans son pays : » en Allemagne, les étudiants travaillent à côté. C’est très utile, ils ont un rapport à la réalité plus grand que les français »… Cette fois, Francois Dubet était d’accord : » Il faut ouvrir l’expérience étudiante « .
Gauche libérale versus gauche de la gauche
En toile de fond, on n’a pas échappé à un affrontement idéologique très dans l’air du temps, entre une gauche libérale et réformiste, incarnée par Francois Dubet, et une gauche de la gauche, portée par plusieurs intervenantes.
Chacun a tenu son rôle. François Dubet a défendu le socle commun de connaissances, ce » Smic culturel » que tous les élèves, » les champions comme les autres « , doivent maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire. Quitte à faire frémir une partie de l’assistance.
Difficile de faire à chaud le bilan d’une telle conférence. Une trentaine d’élèves, en ES au Microlycée, étaient présents dans l’amphi, super concentrés durant les deux heures. D’anciens » décrocheurs » qui savent d’expérience combien l’école peut être cruelle pour les plus faibles.
A la sortie, de jeunes profs se disaient secoués par ce qu’ils avaient entendu sur les inégalités. L’enseignante de français Nathalie Broux, à l’origine de l’invitation de François Dubet, était optimiste : » Cela a été un bon moment d’échange. Dans une période anxiogène, avec les conseils de classe et les débats autour de Parcoursup, les enseignants attendaient des propositions. Cela va nourrir notre réflexion, notamment sur la place du professeur et ses contradictions, sur le fait d’être dans un système qui renforce les inégalités alors que tous les jours, on essaie de les corriger. «
Véronique Soulé
Les mots pour éviter de parler de sélection