Par François Jarraud
Comment se construit l’orientation des enfants des milieux populaires vers les filières les moins valorisées du système éducatif ? Chargées de recherches au FNRS (le CNRS belge), Géraldine André apporte à cette question un éclairage qui renouvelle la lecture traditionnelle et apporte des éclairages aux enseignants.
Depuis Bourdieu, la question de l’orientation des enfants des milieux populaires est souvent vue sous le seul angle de la « reproduction ». A partie de là, le rôle des jeunes est minimisé. L’orientation est décrite comme une suite de verdicts scolaires négatifs dont découle « un profond sentiment de relégation » (Beaud et Pialoux). Chemin qui mène à l’incivilité si ce n’est la délinquance. Le rôle des jeunes dans ce processus est totalement oublié et les projecteurs sont braqués sur le seul fonctionnement de l’institution scolaire et la mise en oeuvre de ses valeurs.
Le grand intérêt de l’ouvrage de G. André c’est de présenter cette orientation telle que la vivent les jeunes eux-mêmes. Elle fait partie du petit nombre de sociologues de l’éducation qui ont une approche anthropologique. Elle s’immerge dans la vie de ces jeunes, la partage dans mais aussi en dehors de l’école, rencontre la famille et tente de saisir ce qui motive et explique les comportements. Elle applique d’ailleurs le même procédé aux enseignants des conseils de classe dans la seconde partie de l’ouvrage…
Mais revenons à ce que nous apprenons sur ces jeunes. G. André montre la diversité des choix et des rapports à l’Ecole. L’orientation vers l’enseignement professionnel est décidée par l’institution scolaire qui fonctionne avec ses propres modes de lecture. Mais elle résulte aussi de choix conscients des élèves. Leur décision se situe dans une histoire familiale. On est frappé de constater par exemple que le bagage scolaire des mères est souvent supérieur à celui des pères ce qui influence d’autant plus les choix des garçons que ces mères sont souvent mères au foyer…
Ce que met en évidence Géraldine André c’est finalement l’existence et le poids de cultures de classe. Elle suit des jeunes dont les parents sont soit chômeurs, soit ouvriers peu qualifiés dans une région post-industrielle. Elle nous fait entrer dans les maisons. Sur bien des points, cla culture des jeunes se heurte à celle de l’école. Les jeunes valorisent la force physique et la proximité. Ils aiment le concret. Ils détestent les lettres et les langues. La relation directe influe beaucoup sur leurs choix. Ainsi, l’ouvrage de G André aborde la question de la reproduction avec un regard totalement neuf. Celui de la construction des individus. Cette dimension là n’est pas sans rapport avec le travail des enseignants…
Géraldine André, L’orientation scolaire, Héritages sociaux et jugements professoraux, PUF, 2012, 172 p.
Géraldine André : « Les phénomènes scolaires ne peuvent être seulement expliqués par l’école »
» Il est crucial pour les enseignants de saisir les représentations et les valeurs qui façonnent les trajectoires des jeunes de milieux populaires parce qu’elles peuvent être profondément distinctes des leurs », nous dit Géraldine André dans cet entretien. « Une meilleure connaissance peut ainsi aider les enseignants à mieux appréhender les jeunes de milieux populaires et à réviser leurs pratiques/conseils d’orientation »…
Traditionnellement l’orientation vers l’enseignement professionnel est uniquement lue en référence à l’échec scolaire et à des jeunes victimes. Or votre ouvrage montre que ces jeunes sont aussi acteurs de cette orientation.
L’enseignement professionnel apparaît en effet comme un enseignement de relégation dans les discours publics, dans l’imaginaire et les représentations collectifs, lesquels valorisent plutôt les formes générales de l’enseignement secondaire. Par conséquent, la contribution des jeunes à leur orientation vers l’enseignement professionnel est considérée comme relativement restreinte. S’il est question de choix, il s’agit tout au plus d’un choix par défaut, faute de ne pouvoir satisfaire aux exigences de l’enseignement général. Mon livre s’appuie sur les résultats d’une longue démarche socio-anthropologique de type ethnographique. Je suis convaincue par l’intérêt de cette démarche parce que tendue par la volonté de saisir les préoccupations des groupes et des acteurs étudiés, elle a un potentiel de remise en question de ce qui nous apparaît aller de soi. Comprendre à travers une démarche ethnographique le processus par lequel des jeunes de milieux populaires se retrouvent dans des formes peu valorisées de l’enseignement m’a conduit à remettre sur le tapis l’hypothèse de la contribution de ces jeunes à leur orientation. Je montre ainsi que les jeunes de milieux populaires ne font pas que subir les verdicts scolaires et leur trajectoire d’échecs ou de réorientation ; ils établissent en effet des choix selon les héritages sociaux liés à leur socialisation familiale. Bien souvent, ces choix précèdent les décisions établies dans les conseils de classes. En fait, en menant une enquête tant dans les familles que dans les établissements scolaires que dans les réseaux de sociabilité juvénile, je voulais montrer que les phénomènes scolaires ne peuvent être seulement expliqués par l’école. Ce n’est pas pour autant le point final de mon livre. C’est beaucoup trop simple de dire que les jeunes de milieux populaires choisissent leur orientation. On doit saisir les parcours scolaires décrits dans la première partie en les articulant aux descriptions de prises de décisions dans les conseils de classes dans la seconde partie de mon ouvrage.
Vous faites apparaitre la culture de classe des jeunes de milieux populaires. Peut on encore parler de classe ? Comment cette culture interagit elle avec la décision d’orientation scolaire ?
Si on prend en compte les considérations théoriques avancées dans mon ouvrage selon lesquelles la culture est la capacité de créer du sens des individus par rapport à leurs conditions d’existence, d’une part, et qu’il y a une dimension temporelle dans la culture qui conduit à distinguer les pratiques passées mais renouvelées des pratiques nouvelles des cultures de classes, alors oui on peut parler de cultures de classes. En fait, j’ai voulu recourir et construire une telle analyse afin de rendre compte des rapports de force, de distinction et de domination qui façonnaient le processus d’orientation en ce que assez paradoxalement ces rapports sont des rapports de sens. Ils permettent en effet aux individus de construire du sens à leur parcours et d’asseoir leurs décisions. Des élèves de milieux populaires pour qui la sphère locale fait particulièrement sens dans la sphère familiale vont établir des choix à la faveur d’établissements qui leur permettent de rester ancrés dans la sphère des sociabilités de proximité et vont se détourner d’établissements qui mettent en avant la mobilité de l’individu à travers la dynamique de projet ou les langues étrangères.
Peut-on parler d’une contre-culture scolaire ? Celle-ci est-elle partagée par tous les jeunes de milieu populaire ?
Dans les années 1970, Paul Willis a analysé le déploiement par de jeunes britanniques de la classe ouvrière dans la sphère scolaire d’une culture « contre-l’école », une version scolaire de la culture ouvrière de leurs pères. Cette culture les conduisait progressivement vers le bas de la hiérarchie professionnelle, des postes non qualifiés d’ouvriers dans l’Angleterre fortement industrielle. Ces jeunes développant cette culture contre-l’école s’opposaient aux conformistes. J’ai travaillé dans sa perspective mais en essayant de diversifier davantage les profils d’élèves étudiés. La première partie de mon ouvrage retrace ainsi des trajectoires d’orientation vers l’enseignement professionnel à travers des portraits de jeunes, lesquels mettent particulièrement en avant leur socialisation familiale. Cette manière de faire visait à rendre compte tant des éléments communs entre les parcours, liés à des pratiques, des formes symboliques partagées, qu’à mettre en avant la diversité des rapports à la scolarité en milieux populaires. Dans cette perspective, je montre donc qu’elle n’est pas pratiquée et expérimentée de la même manière, avec la même intensité dans toutes les trajectoires. Alors que des élèves de milieux populaires s’investissent dans cette culture contre-l’école, d’autres se montrent particulièrement distants alors même qu’ils viennent d’un milieu familial qui fournit certaines pratiques d’opposition.
Celle-ci est souvent reçue comme une forme de délinquance. Qu’apporte votre ouvrage par rapport à cette lecture ?
Il est certain que parmi les acteurs institutionnels rencontrés, il y avait cette tendance qui visait à analyser cette culture contre-l’école comme une forme de délinquance. Et en fait je les comprends tant les logiques et les principes qui façonnent ces formes d’opposition leur sont étrangères. Au début de mon enquête, j’étais incapable de percevoir que ces formes d’opposition étaient particulièrement liées à une forme de socialisation qui n’était pas celles de mon groupe social (je suis fille d’enseignants). Du coup je ressentais des craintes à rester avec certains élèves que je percevais très maladroitement comme « des délinquants ». Il est essentiel de saisir que ces pratiques sont particulièrement liées à une socialisation familiale particulièrement étrangère ou opposée aux formes dominantes d’enseignement. Pas pour les relativiser car concrètement elles conduisent de nombreux jeunes en dehors de l’enceinte de l’école sans avoir des qualifications, mais plutôt pour réfléchir aux manières de les appréhender en tant que professionnels de l’éducation. Il s’agit de mieux les connaître d’abord, pour ne pas les stigmatiser à tort et à travers, ensuite, pour savoir comment appréhender les élèves qui les déploient, enfin.
Quelles sont les valeurs de ces jeunes ? En quoi interfèrent-elles avec la culture de l’école ?
Parmi les jeunes de milieux populaires rencontrés, certains sont animés par des valeurs qui se distinguent fortement de celles qui structurent les séances d’orientation scolaire, les pratiques ou les verdicts d’orientation des enseignants. Ainsi par exemple, l’importance du présent, de la sociabilité directe et de la sphère locale contribuent à orienter les jeunes de milieux populaires vers certains établissements ou enseignements et ces valeurs s’opposent par exemple à l’importance des langues étrangères, de l’informatique, de la mobilité et de la logique du projet personnel. La réussite personnelle pour certains de ces jeunes passe plus par l’insertion dans des réseaux de sociabilité que dans l’accomplissement d’un projet personnel et individuel.
Peut-on dire de ces jeunes qu’ils reproduisent volontairement une trajectoire sociale ?
Comme je l’ai dit précédemment, il y a une part d’auto-reproduction, mais en aucune manière mon livre se limite à cette explication. Il y a deux parties dans mon travail. Dans la première partie, en adoptant une conception de la capacité d’action des jeunes liée à leur application créative d’héritages sociaux acquis dans la sphère familiale, je montre qu’il y a une certaine forme d’auto-reproduction. Je voulais montrer ce phénomène indépendamment des logiques qui structurent les pratiques d’orientation des acteurs institutionnels afin de souligner leur cohérence et leur dynamique interne. Cependant, dans la réalité, elles s’opposent, interagissent, se conforment aux pratiques d’orientation des acteurs institutionnels. Il faut donc saisir aussi les pratiques d’orientation des acteurs institutionnels et les logiques qui les sous-tendent.
Vous montrez que ces jeunes réagissent différemment dans leur rapport à l’école. Qu’est ce qui influe sur leur lecture de leur trajectoire scolaire ? Comment cela s’articule-t-il avec l’histoire familiale par exemple ?
J’ai en effet rencontré une diversité de rapports à l’école parmi les jeunes étudiés et cette diversité est directement liée aux configurations familiales et plus particulièrement à la manière dont certaines représentations, dispositions, valeurs, pratiques de types populaires ont fait sens pour la génération des parents et ont été transmises aux enfants.
Les enseignants ont-ils eu aussi une vision de classe de l’école ?
Les enseignants perçoivent les différences sociales entre les élèves, apprécient le profil social de chacun de leurs élèves sur la base de leurs attitudes, de leur manière de parler, d’être, leur rapport à la culture et ces éléments d’appréciation liés à l’origine sociale leur permettent de prendre des décisions d’orientation. Mes enquêtes indiquent que les enseignants, pour établir des décisions, ils se réfèrent (d’une manière qui n’est pas totalement objectivée), à ces éléments et les mettent en relation avec la représentation qu’ils ont de leur établissement et de sa position dans la hiérarchie scolaire.
Comment agit-elle sur les destins des élèves ? Que peut leur apporter votre livre ?
Comme je l’ai dit précédemment les rapports de force, de distinction et de domination qui traversent l’institution scolaire sont aussi des rapports de sens. Ainsi, en appréciant certaines attitudes peu conformes à la culture de leur établissement de certains élèves, des enseignants sont en mesure d’établir des décisions d’orientation qui conduisent des jeunes vers des formes d’enseignement que leurs représentations pourtant dévalorisent. Néanmoins, généralement, leurs décisions agissent en concordance avec les choix posés par les jeunes et leurs familles.
Il est crucial pour les enseignants de saisir les représentations et les valeurs qui façonnent les trajectoires des jeunes de milieux populaires parce qu’elles peuvent être profondément distinctes des leurs. Une meilleure connaissance peut ainsi aider les enseignants à mieux appréhender les jeunes de milieux populaires et à réviser leurs pratiques/conseils d’orientation.
Propos recueillis par F. Jarraud
Géraldine André, L’orientation scolaire, Héritages sociaux et jugements professoraux, PUF, 2012, 172 p.
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