» Ce que nous mangerons demain n’a rien à voir avec ce que nous mangeons aujourd’hui ». Géographe de l’alimentation (Sorbonne), Gilles Fumey publie, avec Pierre Raffard , géographe cartographe, l’ « Atlas de l’alimentation » (CNRS). Il revient sur la question de l’alimentation des hommes, de l’évolution des goûts sous les pressions environnementales, économiques et culturelles.
« Cet atlas montre , en faisant connaitre l’origine des principaux produits dans nos assiettes, combien notre biodiversité alimentaire s’est appauvrie », expliquent les auteurs. L’atlas comporte toute une partie historique qui , à partir de cartes, retrace l’histoire de la diffusion des principaux produits agricoles. Diffusion de l’agriculture et de l’élevage, mais aussi des plantes elles-mêmes, y compris les « animaux marrons », ceux qui ont été domestiqués mais ne le sont plus.
L’histoire de l’alimentation c’est aussi celle de son économie. L’âge industriel a permis l’abondance mais au risque d’épuisement des sols. Le goût peut-il être planétaire, interrogent les auteurs ? A l’évidence , non, même s’ils discernent la montée des goûts asiatiques. Pour eux l’avenir se lève à l’ouest, en Californie où, sous pression environnementale, se crée une nouvelle cuisine.
Six questions à Gilles Fumey
En quoi l’alimentation est-elle un sujet de géographie ?
Se nourrir est un rapport au monde. Nous incorporons des végétaux et des animaux à des certaines conditions dictées par les sociétés dans lesquelles nous vivons. Nous ne mangeons pas seulement des produits issus de cueillette ou de domestications, mais de cultures collectives fabriquées par des cosmogonies, des médecines, des religions, des savoirs vernaculaires et scientifiques. A ce titre, l’alimentation est aussi un sujet de géographie culturelle.
Depuis des années, on nous annonce une uniformisation des goûts et de l’alimentation comme un effet de la mondialisation. Vous dites que ce ne sera pas le cas. Pourquoi ?
Ce n’est pas le cas pour une grande part de nos nourritures habituelles issues de cultures domestiques formatées par des types d’achats de produits, des cuisines et des manières de manger. Certes, il existe une liste de best sellers que nous avons repérés qui servent aux nomades que nous pouvons être à l’occasion de déplacements de grande ampleur (tourisme, travail) dans des aires culturelles différentes des nôtres. Mais le régime habituel, c’est de plus en plus le local (pas les produits, mais les cultures alimentaires). Il suffit de voir, par exemple, les pratiques collectives du petit-déjeuner très variables d’un pays à l’autre : salé au nord de l’Europe, sucré au sud ! Et pas du tout avec les mêmes produits, même si on a le sentiment que les céréales ont pris le dessus. Observez bien : tout le monde est loin de manger des céréales industrielles qui sont en train de franchir la ligne rouge de la « malbouffe ».
Pourtant, l’atlas montre bien l’existence et même la concentration (pour la bière, par ex) de grandes multinationales qui semblent dominer les marchés ?
Le cas de la bière est éclairant : jamais les brasseurs n’ont été aussi concentrés que maintenant. Mais jamais on n’a bu autant de bières locales ! Leur consommation en France a dépassé l’an dernier celle des bières industrielles. Les grandes marques sont omniprésentes, mais les microbrasseries gagnent des parts de marché. Le cas des sodas est encore plus frappant : la marque au logo rouge et blanc qui prétend protéger sa recette dans un coffre-fort est la marque la plus copiée au monde ! Nous avons fait une carte qui montre l’ingéniosité des sociétés face à des phénomènes nés de l’industrie de masse.
Mais pour nourrir une population mondiale croissante, la productivité de ces grands groupes n’est-elle pas nécessaire ?
Si on estime que près du tiers de la production alimentaire mondiale est détruite par les différentes formes de gaspillage, alors, nous n’avons pas besoin de produire plus, mais de mieux répartir. Et si nous ne raisonnons pas avec des moyennes, la population à nourrir qui est incapable de produire peut être aidée momentanément pour peu qu’on prenne le temps de remettre en état de produire leurs terres qui ont été malmenées par d’illusoires « révolutions vertes » qui ont conduit aux impasses que connait l’Inde actuellement et par des guerres comme c’est le cas en Afrique subsaharienne.
Quel rôle joue le numérique dans l’évolution de l’alimentation mondiale ?
Un rôle pas toujours positif car il déconnecte de plus en plus les populations des systèmes de production : les agriculteurs qui sont pilotés par des drones ou des programmes numériques venus de laboratoires de recherche biologiques deviennent ignorants de leurs sols, des climats, des semences et de tout ce savoir qui fait que les meilleures capacités de production sont celles d’une agronomie savante et non pas d’une technologie aveugle.
Un effet inattendu est que le numérique diminue le gaspillage avec des applications permettant de soustraire aux poubelles ce qui serait jeté par défaut d’information. Un autre exemple : les restaurants tels que nous les connaissons vont, pour leur grande majorité disparaître. Les livraisons à domicile vont s’accroître grâce au numérique, et ceux qui resteront sont ceux qui intègrent l’économie du big data dans laquelle notre smartphone nous informe que compte tenu de ce que nous avons mangé les jours précédents, du régime que nous nous sommes programmé et du périmètre géographique dans lequel nous nous trouvons, l’offre de restauration est au bout d’un clic.
Verra-t-on apparaitre une nouvelle alimentation mondiale ?
Incontestablement. Ce que nous mangerons demain n’a rien à voir avec ce que nous mangeons aujourd’hui. La montée des singularités végétariennes et véganes, les progrès de l’agroécologie vont pousser à modérer les consommations (moins de viande, de sucre, de féculents). Le web met une telle somme d’informations à la disposition des mangeurs que nous allons vers plus de diversité, y compris dans les plats des cultures étrangères qui se banalisent au sein de nos sociétés. Il est facile de prévoir que l’Asie de l’Est et du Sud-Est dominera par l’offre variée et de qualité qu’elle a déjà et que l’Afrique va, enfin, faire connaître ses cuisines.
Propos recueillis par François Jarraud
G Fumey et P Raffard, Atlas de l’alimentation, CNRS éditions, ISBN 978-2-271-08141-4 , 24€