Par Pierre Gerarni
Comment faire entrer l’école dans l’ère numérique ? « L’observation de la manière dont les pratiques communicatives ont changé au gré de la pénétration des technologies digitales dans la société, tout comme l’observation de l’usage des technologies qui se sont révélées transformatrices et efficaces dans différents domaines de la société, peuvent constituer une nouvelle voie pour favoriser la rencontre fructueuse entre technologies et éducation », annonçait une conférence organisée par Cap Digital, Compas et Microsoft, le 25 novembre, lors du salon Educatice. Les regards croisés de Stefana Broadbent et de François Taddei ont tour à tour permis de dégager des perspectives d’évolution à partir de l’impact des nouvelles technologies.
Que ce soit du haut vers le bas, ou par la valorisation de l’entrée des nouvelles technologies par le terrain, les stratégies n’ont pas été à la hauteur des espoirs. Une autre voie se dessine alors, qui part de l’observation de l’évolution des pratiques de communication et d’un regard posé sur les transformations induites par l’usage des nouvelles technologies. A partir de ses travaux pour tenter de comprendre ce qui est en train de se jouer autour de la communication et de ses usages à l’heure des nouvelles technologies, Stefana Broadbent, professeur d’anthropologie numérique à l’University College de Londres, a développé trois observations.
Renforcement des liens forts
Les échanges sont concentrés sur un nombre très limité d’interlocuteurs. A la clé, un renforcement des liens forts. 80% des appels d’un téléphone mobile vont vers les trois ou quatre mêmes personnes. Si l’on demande de dessiner son réseau social, sa taille est très limitée, particulièrement à l’espace affectif et social. Avec un proche on utilise l’ensemble des canaux (SMS, mobile, réseau social …). Avec des personnes éloignées on utilise plutôt un canal. Le cercle intime se limite à cinq personnes en moyenne, le cercle proche à quinze et les liens faibles à cinquante. Ce phénomène est transposable, interculturel.
L’écrit reprend du poids
Le rôle de l’écrit est croissant, dans usage distinct de différents canaux. La voix stagne avec une durée moyenne d’appel en diminution. Si le vocal requiert une attention immédiate, le SMS supporte une réponse différée. Le réseau social, lui, ne présente pas d’obligation de par son caractère ludique.
Les relations personnelles diffusent partout
On assiste à une extension des interactions personnelles à toutes les situations sociales avec pour corolaire la conscience de l’autre tout le long de la journée. C’est le cas notamment de l’école qui jusque là était fermée aux communications personnelles. Si le rêve de connectivité avec le monde entier suscité par ces outils est finalement réduit de façon un peu caricaturale à «tout ça pour appeler ma mère», la vraie innovation réside dans la transposition des relations personnelles dans des lieux initialement fermés. Les institutions résistent mais l’intensité de ces moyens est telle, que leur contrôle est une cause perdue.
Stefana Broadbent relate alors le travail mis en place au Collège de Londres où plutôt qu’interdire l’usage des portables, les élèves sont amenés dans le cadre de discussions, à réguler et à comprendre les enjeux. Ici est convoqué le rôle de l’éducateur acteur de l’éducation au numérique.
Plus intelligent seul … ou à plusieurs ?
François Taddéi dessine alors les évolutions qu’il appelle de ses voeux. Quand Kasparov a perdu aux échecs contre Deep Blue, explique-t-il, on aurait pu être tenté de croire que la partie était définitivement gagnée par le robot. Kasparov a alors lancé un concours où joueurs et ordinateurs travaillaient de pair, mettant en évidence que les plus compétents dans l’interaction entre hommes et machines font la différence. Apprendre à utiliser les nouvelles technologies pour faire le meilleur usage du cerveau et de la machine semble bien constituer un enjeu.
La croissance exponentielle du savoir, le fait que plus personne ne peut lire tous les articles scientifiques, appellent à une organisation plus collective. L’image de primates ayant propagé des techniques découvertes par les jeunes femelles vers les mâles dominants et âgés illustre comment les systèmes apprennent collectivement … et au passage égratigne avec bonheur quelques stéréotypes !
Science et confiance
La science de jour, des raisonnements bien articulés, sûre d’elle, s’oppose à une science de nuit, qui erre à l’aveugle, où l’on cherche, on doute, on transpire, on se trompe, une science «nocturne» mais bien vivante. Chercher, tâtonner, persévérer … cette «joyeuse errance», conjuguée à une organisation collective, peut conduire à des trouvailles scientifiques inattendues quand des joueurs de serious games ont fait progresser la recherche sur le VIH.
Le virus «i can», «je peux le faire» que tente de transmettre aux enfants indiens Kiran Bir Sethi, serait bien inspiré de se propager en France. François Taddéi déplore au passage le peu de confiance en soi et dans les autres qui caractérise notre pays. La confiance pour oser se tromper. Il encourage à prendre des risques et à faire des erreurs tout en regrettant que l’école française ne soit pas construite sur ce modèle.
Inventer des technologies socratiques
Le chercheur plaide aussi pour l’innovation, pour une formation à l’innovation, qui doit être encouragée mais jamais imposée. Il regrette les freins parfois serrés par l’institution. Co-construire des connaissances, mais aussi inventer des technologies socratiques mettent l’enseignant en position de faire comprendre à ses élèves comment s’effectue le passage de l’information brute (celle trouvée sur le web, dans des livres, à la télévision …) à la connaissance. François Taddéi décrit une maïeutique adaptée à notre temps, dans un monde où tout va très vite et dans lequel il est nécessaire d’apprendre et de désapprendre tout en navigant dans un océan d’informations. Un monde dans lequel dès le plus jeune âge les individus prennent la main sur la construction des connaissances, Vikidia, une encyclopédie en ligne, en étant un des multiples exemples.
La conférence s’achève alors sur l’expression de la nécessité d’une double confiance dans la capacité d’intelligence collective et dans la relation aux nouvelles technologies. Vivifiant et optimiste !
Pierre Gerarni