Par François Jarraud
- Comment changer les politiques éducatives ?
- Claude Lessard : « L’École ne peut penser évoluer sans les enseignants ou « malgré eux »
- Changer l’École : L’OCDE vous dit comment
- Eric Charbonnier (OCDE) : Affirmer l’objectif social des réformes en cours
- Pilotage par les résultats : « Les affres du pseudolibéralisme et les défauts du dirigisme étatique » pour Yves Dutercq
- Peut-on toucher aux disciplines ?
Si changer l’École, au vu de ses résultats, est un impératif, si on sait à peu près ce qu’il faut faire, la question du « comment » reste posée. Au vu des résultats des tentatives qui se sont succédées en France (loi de 2005, loi de 2013, tentative de socle commun etc.) l’Education nationale reste étanche non au changement mais aux injonctions de changer. Cette situation interroge sa capacité à accompagner le changement. C’est le sujet de ce dossier.
Comment réussir le changement en éducation ? La question se pose à tout ministre de l’éducation. Et bien peu trouvent la réponse. Claude Lessard et Anylène Carpentier analysent les récentes politiques éducatives en Europe et en Amérique du nord pour mettre en évidence les idéologies qui les soutiennent. De l’approche administrative à la Nouvelle gestion publique en passant par le pilotage par les résultats, ils montrent les limites des théories qui dirigent l’École depuis un demi-siècle. Ils montrent aussi les théories du changement qui ont été imposées à l’école sur toutes ces années : le rôle des indicateurs, l’autonomie des établissements, le développement de marchés scolaires.
Claude Lessard et Anylène Carpentier en concluent à des idées fortes. Tout changement passe par des interprétations où les acteurs, les enseignants par exemple, trouvent des marges de manoeuvre. En ce sens la nouvelle politique n’efface jamais l’ancienne mais se superpose dans des constructions nouvelles. La condition du changement c’est justement ce travail de traduction et d’appropriation. Plutôt que le combattre, les auteurs invitent à l’appuyer et à aider les enseignants à créer une nouvelle culture professionnelle. Pour les enseignants, soumis aux pressions du changement, l’ouvrage légitime leur place dans le processus de changement. Il est vain de croire qu’on peut changer l’École sans eux.
- Comment changer les politiques éducatives ?
- Claude Lessard : « L’École ne peut penser évoluer sans les enseignants ou « malgré eux »
- Changer l’École : L’OCDE vous dit comment
- Eric Charbonnier (OCDE) : Affirmer l’objectif social des réformes en cours
- Pilotage par les résultats : « Les affres du pseudolibéralisme et les défauts du dirigisme étatique » pour Yves Dutercq
- Peut-on toucher aux disciplines ?
« Il ne suffit pas de convaincre les enseignants que le redoublement n’est pas une bonne chose ou encore qu’il soit inefficace, il faut les aider à trouver un dispositif qui tout en évitant le redoublement, permet aux élèves qui peinent à apprendre ce qu’ils sont censés apprendre, à améliorer leur situation. En ce sens, que l’état abolisse le redoublement ne fait qu’ouvrir un chantier. Que les enseignants hésitent à prendre en charge ce charge est tout à fait normal ». Pour arriver à cette conclusion, Claude Lessard explique pour nous les rôles de l’Etat, des enseignants et des cadres dans le changement en éducation.
Votre ouvrage revient sur les différentes théories du changement en éducation depuis un demi siècle. Toutes posent un rapport avec l’Etat. Celui ci est il définitivement invalidé comme initiateur de changement ?
Non, il ne l’est pas et ne peut l’être, dans la mesure où il est garant du bien commun et de la justice éducative. Mais il a agi en éducation, comme dans d’autres champs, avec une certaine naïveté, si je puis dire, estimant par exemple qu’il lui suffisait de décider seul, fort de son autorité, pour que l’ensemble du champ soumis à la décision suive et se mette au pas, comme si le champ éducatif était en quelque sorte une armée obéissante et techniquement capable de grandes manœuvres et d’homogénéité dans ses déplacements !
Cette vision des politiques et de leur mise en oeuvre ne tient pas la route, et ce depuis un bon moment (au moins depuis la fin des années soixante-dix). Pour les raisons que le livre tente d’expliciter à partir d’une revue des écrits consacrés à ce problème. Une raison tient au souci trop exclusif des décideurs et des hauts fonctionnaires avec la décision et sa légitimité, et la réduction de la mise en œuvre à un problème technique, administratif, une affaire de conformité et de savoir-faire peu problématisée. Une autre tient à la multiplicité des acteurs en cause, de leur position dans le champ, et celle des contextes par définition hétérogènes. Enfin, il y a la nature et le contenu des changements éducatifs que l’on souhaite voir traduits dans le vécu des établissements et des classes.
Par exemple, changer de curriculum n’est pas une mince affaire; par essence, c’est complexe, multidimensionnel et sujet à interprétation: qu’est-ce qu’une compétence ? Quel lien construire entre la transmission des connaissances et le développement de compétences générales ou dites transversales ? Quel lien construire aussi entre le développement des compétences et divers dispositifs pédagogiques ? Ces questions ne sont pas « secondaires » ou « techniques »: elles sont au cœur du changement envisagé. Alors, penser que l’État peut seul et préalablement avoir réponse à toutes ces questions avant d’agir, est impossible. D’où l’approche co construite gradualiste, itérative et modeste du changement proposée par le livre.
En ce sens, le livre ne propose pas le retrait de l’État en matière de politique éducative, au contraire, mais il l’enjoint à travailler différemment avec les acteurs du champ et avec la société civile qui exprime des attentes à l’égard de l’éducation. Etre davantage et mieux à l’écoute, accepter des processus plus longs mais plus solides, être ferme sur le cap et la destination (en le rappelant régulièrement), mais très souple sur les chemins pour y arriver, faire confiance aux acteurs qui « font » la politique dans le quotidien de leur établissement et de leur classe, en somme co construire avec les acteurs ce qui doit advenir. De toute façon, les écrits documentent ad nauseam l’insuccès de toute démarche autoritaire, top down, surtout dans les cas de politiques qui touchent au coeur de l’enseignement.
Je n’ai pas beaucoup de certitudes scientifiques comme sociologue, mais j’ai une conviction très forte: l’école ne peut penser évoluer sans les enseignants ou « malgré eux »; ce sont eux les acteurs centraux de l’institution; les autres sont en soutien.
Un modèle semble s imposer aujourd’hui c est le pilotage par les résultats et la recherche d’efficience en éducation. En quoi est ce un leurre ?
Ce n’est pas un leurre de se préoccuper d’efficacité et d’efficience. Tout professionnel souhaite être efficace. Tout enseignant est heureux de voir les yeux de ses élèves s’allumer, qu’ils comprennent et sachent utiliser une notion, etc. je ne connais pas d’enseignants qui prennent plaisir à « prêcher dans le désert ». Mais il ne faut pas perdre de vue que l’enseignement est un métier de relations humaines et qu’il est le fait d’une rencontre entre un enseignant, des élèves et des savoirs. Et qu’un enseignant ne transmet pas que des savoirs, il aide aussi et peut-être surtout ses élèves à construire leur propre rapport au savoir. Cela se rationalise difficilement au sens où la nouvelle gestion publique, qui puise ses références dans la gestion d’entreprises et dans le monde de la production dont les processus peuvent être fortement rationalisés suivant la logique moyens-fins. Cela suppose aussi une éthique de la sollicitude qui n’est pas celle de la performance contrainte, de la concurrence, du classement et du rejet des produits sous standard. Cela ne veut en aucun cas que dans l’enseignement, la construction d’une cohérence entre finalités, processus, dispositifs et résultats ne soit pas importante, mais cette construction obéit à une logique multidimensionnelle, autant symbolique qu’instrumentale.
Il y a donc à mon sens un malentendu fondamental entre la mission de l’éducation publique, démocratique et accessible à tous, devant assurer la formation de base à tous et toutes, et la nouvelle gestion publique. Ce malentendu porte à la fois sur les finalités, les moyens et les résultats. Mais j’insiste, tout professionnel veut être efficace. Là n’est pas l’enjeu; c’est ce que veut dire être efficace et comment on l’est qui est matière à débat.
Peut-être la Nouvelle gestion publique (NGP) évoluera t elle, difficile à dire. Mais il est possible, tout comme elle l’a fait dans les entreprises de l’économie du savoir, axées sur la créativité et l’innovation, pourra t elle combiner, hybrider en quelque sorte une pression forte sur la performance et enrôlement de la subjectivité créatrice des acteurs. Des études en cours montrent que les établissements, les directions et les enseignants incorporent ou subvertissent à leur manière la NGP et son souci d’efficacité, sans perdre de vue ce qui à leurs yeux demeure important.
Un apport important de l’ouvrage c’est de montrer le rôle des enseignants dans le changement. Tout changement est interprété par eux ? Comment ?
En effet, l’un des messages centraux du livre est que dans toute entreprise de changement éducatif, on ne peut faire l’économie de l’enrôlement des enseignants et de leur appropriation/transformation du changement en fonction des caractéristiques de leur classe et de leurs élèves. Ce sont les enseignants qui portent la mission de l’institution et celle-ci a besoin de leur engagement profond qui va bien au-delà de ce que stipule leur cahier de charges. En ce sens, l’enseignement a toujours quelque chose d’une vocation, dans la mesure où il requière un engagement de la personne. Alors, on ne peut imposer d’en haut des « changements de paradigmes ».
Il faut co construire avec les enseignants (et jusqu’à un certain point, avec les parents d’élèves) les changements que l’on souhaite faire advenir. Le débat que la France tient sur le redoublement et l’évaluation est révélateur de l’importance de prendre en compte les valeurs, les idées, les représentations des acteurs lorsqu’on envisage de faire évoluer leur pratique. Le livre adopte un point de vue à la fois proche des approches cognitives des politiques publiques et des approches sociologiques de type symbolique interactionniste, centrées sur l’acteur et la construction sociale de la réalité.
Les enseignants « interprètent » le changement de diverses manières. Certes, ils essaient de le comprendre en fonction de leurs valeurs — le non redoublement heurte le principe méritocratique ou il conforte une éthique de la sollicitude — ; ils l’évaluent aussi en fonction de leurs « intérêts » — qu’exigera de moi ce changement ? Que m’apportera-t-il ? — enfin, ils tenteront d’en comprendre le contenu — qu’est-ce qu’une compétence ? En quoi, cela diffère-t-il d’une capacité ? d’une habitude ? d’une attitude ? d’un automatisme appris ? Est-il vrai que les connaissances et leur transmission deviennent désormais secondaires ? —. Aussi, parce que ce sont des praticiens avant d’être des théoriciens de leur enseignement, ils chercheront à savoir comment faire ? — comment différencie-t-on sa pédagogie ? Comment mettre en œuvre dans une matière à contenu comme l’histoire, une approche dite par compétences ? Comment et avec quels outils, évalue-t-on des compétences ? Dans les conditions réelles de ma pratique ? Toutes ces questions sont légitimes. Elles ne doivent en aucun cas être décriées comme symptômes de résistance au changement. Un collègue affirmait récemment que la résistance au changement était une forme essentielle d’appropriation: il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation. Pour qu’il se fasse une tête d’une proposition qui lui est faite, l’acteur doit mettre celle-ci à distance dans un premier temps, afin d’y voir clair.
L’ensemble de ces questions qui structurent l’interprétation que font les enseignants d’un changement tourne autour de la légitimité de ce qui leur proposé/imposé. Un néo-institutionaliste américain —Suchman — a mis de l’avant une typologie que j’aime beaucoup. Il distingue trois types de légitimités — morale (celle qui porte sur les valeurs comme la méritocratie et l’élitisme républicain —; cognitive (les théories qui sont censées justifier le changement sont-elles « vraies », « compréhensibles »— et pragmatique renvoyant aux intérêts et aux façons de faire. Ces trois légitimités sont distinctes, quoique interreliées. Tout entrepreneur de changement devrait prendre en considération ces légitimités et ne pas les confondre. Par exemple, il ne suffit pas de convaincre les enseignants que le redoublement n’est pas une bonne chose ou encore qu’il soit inefficace, il faut les aider à trouver un dispositif qui tout en évitant le redoublement, permet aux élèves qui peinent à apprendre ce qu’ils sont censés apprendre, à améliorer leur situation. En ce sens, que l’état abolisse le redoublement ne fait qu’ouvrir un chantier. Que les enseignants hésitent à prendre en charge ce charge est tout à fait normal, dans le cadre des éléments théoriques avancés dans le livre.
Donc le changement est impossible ? Le nouveau ne chasse jamais l’ancien comme vous l’écrivez ?
Non, il est possible, mais il faut accepter une approche plus gradualiste, incrémentaliste et itérative du changement. L’école change malgré tout ce que l’on dit. Parce que les générations d’enseignants se succèdent et ont un rapport au métier, au savoir et aux élèves partiellement différent des générations précédentes; les élèves, leurs familles et leur culture changent; la société aussi change; pensons simplement aux nouvelles technologies de la communication et leurs conséquences sur le rapport au savoir des jeunes comme des adultes. Tout enseignant vous dira qu’il est confronté tous les jours à des « changements » et qu’il peine à les maîtriser.
C’est le lien entre ces changements qui s’imposent « par en bas » quoiqu’on fasse à l’école, et ceux qui viennent « d’en haut », qui n’est pas évident et que les enseignants ne comprennent pas toujours. Alors, il faut travailler avec eux à construire ce lien. C’est ce que j’appelle une approche contextualisée, gradualiste et itérative du changement. Contextualisée, parce que les réalités locales ont une spécificité — le « one size fits all » doit être remplacer par du sur mesure —; gradualiste et itérative, parce que vaut mieux y aller ensemble lentement, par essai et erreur, modestement mais sûrement, en prenant au sérieux ce que nous disent les acteurs de première ligne qui questionnent l’un ou l’autre aspect de ce qui est proposé — qu’à toute vitesse, et sous l’action d’une minorité qui inévitablement s’essoufflera et rentrera dans le rang —. La France connaît mal cette culture pragmatique du compromis et du cheminement progressif; elle préfère les mouvements brusques et des évolutions par à coups.
On a tenté au cours des 15 dernières années au Québec, dans le cadre d’une réforme du curriculum, d’amener l’ensemble des enseignants à opérer « un changement de paradigme ». De toute évidence, les enseignants ne voulaient pas d’un virage à 180 degrés, n’en voyant pas la nécessité, la pertinence et l’utilité. Il aurait été plus efficace de valider avec eux les différents éléments du nouveau curriculum au lieu de les appeler à une « conversion » qui ne leur est pas apparue —surtout au secondaire — légitime sur les trois plans plus haut mentionnés. Je vous renvoie au dernier rapport du Conseil Supérieur de l’éducation qui porte justement sur la réforme du curriculum et qui analyse la réception par les enseignants de sa légitimité.
Cette question de la place de l enseignant c est aussi celle des effets des politiques menées sur leur métier. Va t on vers une prolétarisation du métier enseignant ?
Un bien grand mot que celui de « prolétarisation » ! Auquel on oppose celui de « professionnalisation ». Et si la réalité était quelque part entre ces deux termes chargés de sens et de valeurs. Ce sont les auteurs anglo-saxons qui ont mis de l’avant l’hypothèse de la prolétarisation, en grande partie par des gouvernements néo-libéraux avaient considérablement réduit la liberté curriculaire des enseignants, en mettant en place un curriculum national, des évaluations standardisées, ainsi que les dispositifs de reddition de compte typique de la nouvelle gestion publique. Dans ces pays, on a donc eu le sentiment, sans doute fondé, d’une perte d’autonomie professionnelle de la part des enseignants. Dans d’autres pays comme la France, le curriculum a toujours été dicté par l’état central et objet d’inspection. L’autonomie des enseignants y est ailleurs, dans les modes d’enseignement davantage que dans les contenus. Alors, cette histoire de la prolétarisation doit être contextualisée.
Certains auteurs américains estiment qu’il y a risque de prolétarisation dans la mesure où l’enseignement devient de plus en plus contraint, rationalisé, mis dans un corset de techniques et de « best practices » dictées par la recherche évaluative et imposées par la nouvelle gestion publique qui elle valorise beaucoup des pratiques fondées sur la preuve. Le risque existe véritablement aux États-Unis, dans le cadre de la mise en place des mesures phares du No Child Left Behind Act. Mais je demeure convaincu que cette approche ne pourra faire long feu. Parce qu’elle fait des enseignants des techniciens — ce qu’ils refusent d’être —, qu’elle valorise chez eux la conformité à des prescriptions « extérieures », et ainsi les prive du plaisir de développer leur « style » d’enseignement. La nouvelle gestion publique et une certaine science évaluative veulent des enseignants conformistes.
La bonne nouvelle, c’est que la plupart des enseignants avec qui je discute de cela, refuse cette évolution de leur travail. Et puis, même si on estimait qu’il y a des données évaluatives dont il faut prendre acte et que tout n’est pas équivalent comme mode d’enseignement — ce qui est vrai —, il faut toujours contextualiser, i.e. Adapter aux personnes et au contexte, donc exercer son jugement in situ: cela dépasse la conformité à la règle. s’il y a quelque chose qu’il importe de transmettre en formation initiale et continue des enseignants, ce n’est pas le refus des données évaluatives et les conséquences qu’elles suggèrent pour une pratique efficace, c’est l’importance d’un rapport non conformiste aux règles de pratique que certains déduisent de cette recherche et veulent imposer. Cette approche est non seulement non « professionnalisante », je crois qu’elle n’est pas efficace à moyen terme, les enseignants devenant incapables de s’adapter à l’imprévu et au changement et dépendants d’une source extérieure pour réguler leur pratique.
Les auteurs non anglo-saxons ont par ailleurs beaucoup écrit sur le « malaise enseignant », c’est-à-dire le sentiment d’une perte de statut, de reconnaissance en même temps que la relation pédagogique devenait plus problématique. Le rapport Pochard révèle que l’expression « malaise enseignant » remonte à 1899 ! Ce n’est donc pas d’hier. Cela ne veut pas dire que cela est sans importance. Je crois personnellement qu’en matière de statut et de reconnaissance, il faut que la société accepte qu’il y a un coût à payer si les enseignants voient leur travail se complexifier et leur rôle s’élargir (instruction et éducation, prise en compte de la culture des jeunes, obligation de les enrôler dans l’apprentissage, éthique de la sollicitude, travail en collectif et en partenariat avec les parents et les communautés locales, lutte à l’échec scolaire, éducation à la citoyenneté et intégration des nouveaux arrivants, prise en compte de l’hétérogénéité, etc.). On ne peut nier que le métier soit plus complexe et difficile qu’autrefois et que se sont ajoutées des obligations au cahier de charge traditionnel de l’enseignant. La société doit reconnaître cela, notamment dans la rémunération et l’aménagement de la carrière des enseignants.
Le changement impacte aussi le rôle des chefs d’établissement. Comment ?
S’il y a un groupe qui depuis quelques décennies s’est « professionnalisé », c’est bien celui des chefs d’établissement. Les directions reçoivent maintenant dans bon nombre de pays une formation administrative obligatoire; on a aussi clarifié leur statut et on les a chargés d’un rôle essentiel dans la mobilisation de leur établissement à l’égard de la réussite des élèves, sans oublier le positionnement de l’établissement dans un quasi-marché concurrentiel. On les a enjoints aussi de devenir des « leaders pédagogiques », c’est-à-dire d’être capables d’intervenir efficacement sur le terrain traditionnellement considéré comme le terrain de l’autonomie professionnelle des enseignants. Un vaste programme qui exige non seulement du temps — ce que les chefs d’établissement estiment ne pas avoir — mais aussi des compétences, un doigté, une vision et un leadership sinon exceptionnels, encore trop peu répandu.
À bien des égards, l’éducation est affaire de rencontres réussies: celle d’un chef d’établissement avec une équipe d’enseignants; celle des enseignants et des élèves, celle des élèves avec la culture. Lorsque ces rencontres sont réussies ou au moins fonctionnelles, alors quelque chose d’important a une véritable chance de se construire et de s’épanouir au bénéfice des personnes. Comme toute rencontre interpersonnelle, il y a quelque chose de mystérieux et d’impondérable, d’où l’importance de bien protéger et soutenir ces rencontres, notamment par une éthique de la sollicitude, pour qu’elles adviennent et durent.
Y a-t-il consensus dans nos sociétés sur le changement en éducation ? Le changement implique t il la réduction des inégalités ?
Nos consensus sont mous et flous. Il ne peut en être autrement dans une société pluraliste, hétérogène et fortement individualiste. D’où l’importance dans le livre de l’idée qu’une politique éducative n’est jamais ni dans sa conception ni dans sa réalisation le fruit d’un processus rationnel linéaire. L’Étude des trajectoires de politiques éducative montrent que celles-ci ont des moments forts et que chacun de ces moments est l’occasion d’un débat sur toutes les dimensions de la politique. Les acteurs politiques et la haute administration de l’éducation nationale doivent accepter cette réalité qu’au fur et à mesure qu’une politique percôle dans le système éducatif, le débat reprend et que cela est nécessaire pour une véritable appropriation par les principaux concernés, i.e. Les enseignants, les élèves et leurs parents. c’est ainsi que nos consensus mous non pas se durcissent mais sont suffisants pour que les pratiques et les représentations qui les soustendent évoluent progressivement.
Malheureusement, le changement n’implique pas toujours la réduction des inégalités. Mais cela pose et posera toujours problème pour l’école publique dont la mission historique est liée à l’égalité des chances. À cet égard, si l’école publique réalise de moins en moins l’égalité des chances, si les promesses de mobilité sociale par l’école s’estompent dans certaines sociétés, alors le métier deviendra de plus en plus difficile, car cette promesse est relayée par les enseignants aux élèves. Il n’est jamais agréable de mentir ou d’être en déni de réalité. Les élèves sont prompts à dénoncer cette imposture.
Propos recueillis par François Jarraud
Claude Lessard, Anylène Carpentier, Politiques éducatives. La mise en oauevre, PUF, 2015, ISBN 978-2-12-060667-3
- Comment changer les politiques éducatives ?
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- Peut-on toucher aux disciplines ?
Réformer l’École semble une gageure pour une organisation qui compte 24 états bien différents. Mais l’OCDE s’y attelle en publiant « Perspectives des politiques de l’éducation 2015. Les réformes en marche », un véritable guide des réformes. En apparence l’ouvrage présente 450 réformes éducatives menées de 2008 à 2014 dans les états membres. On a là une vitrine unique sur ce qui se passe dans les pays développés sur le plan éducatif. En réalité l’OCDE délivre un message clair aux Etats sur la façon de réformer en impliquant directement les enseignants et leurs syndicats.
Comment améliorer l’équité ?
Selon l’OCDE, 29% des réformes concernent « la préparation des élèves au monde de demain », ce qui passe souvent par l’enseignement professionnel. Seulement 16% des réformes concerneraient la recherche de davantage d’équité. Mais le premier programme incluait la lutte contre le décrochage, un objectif qui relève aussi de l’équité. 24% des réformes visent à améliorer le système scolaire, 12% son financement et 9% sa gouvernance.
L’équité est évidemment ce qui nous intéresse le plus en France, pays où les inégalités sociales à l’école sont les plus importantes. Pour l’OCDE cela passe par le développement de l’enseignement pré scolaire. En France on sait qu’il est déjà très développé. D’autres pays européens sont en train de nous rejoindre : l’Allemagne a créé un droit à garderie jusqu’à 2 ans. La Pologne impose la scolarisation dès 5 ans.
L’autre aspect c’est la lutte contre les inégalités sociales. L’Ocde cite le Portugal où on a « introduit le concept de zones géographiques d’éducation prioritaire, au sein desquelles des interventions multidimensionnelles et ciblées sont mises en oeuvre en faveur d’ensembles d’établissements défavorisés sur le plan socio-économique. Le programme Troisième génération de territoires éducatifs d’intervention prioritaire (2012) touche environ 16 % des établissements portugais. Il cible les zones sinistrées sur le plan socio-économique et celles où le pourcentage de jeunes sortant prématurément du système scolaire est plus élevé que la moyenne. Pour soutenir les établissements, il contient, entre autres, des mesures pour favoriser la réussite des élèves et l’amélioration de la qualité de l’enseignement, pour agir sur les problèmes disciplinaires et la sortie précoce du système scolaire. » En Angleterre la Pupil Premium apporte des moyens supplémentaires aux établissemenst » pour rehausser le niveau des élèves défavorisés… Ce dispositif s’adresse aux élèves qui ont bénéficié de repas scolaires gratuits à un moment quelconque au cours des six dernières années. D’après une récente évaluation, il est désormais mieux utilisé par les établissements et a des effets positifs sur les élèves auxquels il s’adresse (Ofsted, 2014) ». Mais c’est aussi pour l’OCDE diminuer le redoublement, un sujet où la France se fait remarquer.
Contre le décrochage l’OCDE estime qu’il faut mettre l’accent sur le lycée et l’enseignement professionnel. Elle crédite la France pour sa réfrome du bac pro et cite le programme européen de « garantie jeune ».
Le management critère d’amélioration du système
En effet pour l’OCDE, mieux « préparer le monde de demain » passe par le développement de l’enseignement professionnel. Mais cela peut aussi concerner les curricula à l’image de la réforme en cours en France. L’OCDE cite la Pologne. « La Pologne a adopté une réforme du tronc commun des cursus de l’enseignement général et de l’enseignement professionnel (2008), qui sera appliquée entre 2012 et 2015. Conçu pour permettre aux élèves d’acquérir des compétences concrètes pendant le deuxième cycle du secondaire (3-4 ans), le nouveau programme comporte les disciplines suivantes : compréhension de l’écrit, raisonnement mathématique, raisonnement scientifique, aptitudes à la communication, utilisation des TIC et raisonnement critique, aptitudes à résoudre des problèmes, auto-évaluation et travail en équipe. Les chefs d’établissement décident librement du nombre d’heures de cours imparti à chaque discipline et doivent veiller à ce que les compétences soient acquises. ».
Améliorer l’efficacité de l’enseignement renvoie à plusieurs facteurs pour l’OCDE. « Selon PISA 2012, environ 33 % de la variation de la performance en mathématiques s’expliquent par les réponses des chefs d’établissement à des questions sur la pertinence du matériel pédagogique et la possibilité d’utiliser des ordinateurs, des logiciels, Internet et des ressources de bibliothèques à des fins pédagogiques. Le temps est également une ressource sur laquelle les pouvoirs publics peuvent agir. Ainsi, il existe une corrélation positive entre le temps moyen d’apprentissage pendant un cours de mathématiques ordinaire et la performance des élèves à l’échelle de l’établissement ; en outre, les établissements dont les élèves consacrent plus de temps aux devoirs et autres tâches assignées par les enseignants ont généralement obtenu de meilleurs scores dans le cadre de l’enquête PISA 2012 (OCDE, 2013a). Il semble également exister une corrélation positive entre l’autonomie en matière de programmes et d’évaluation et les scores des élèves dans le cadre de PISA 2012, dans un contexte marqué par une évolution de plus en plus nette vers une plus grande autonomie des établissements en matière d’apprentissage, de programmes et de ressources pédagogiques ».
Les éléments de carrière professionnelle des enseignants sont aussi importants. « La Suède a réformé le déroulement de carrière des enseignants (2013), créant des grades pour les enseignants qualifiés de l’enseignement obligatoire et du deuxième cycle du secondaire, et leur accordant des revalorisations de salaire », note l’OCDE. ‘Deux nouvelles catégories de postes d’enseignant ont été instituées : maître principal et enseignant principal. Environ un enseignant sur six remplit les conditions requises pour accéder à ces postes. Le Portugal a introduit pour la profession enseignante un cadre pour la formation tout au long de la vie qui lie la progression de carrière au développement professionnel ».
Un guide de mise en oeuvre qui met les profs au centre
Mais l’OCDE ne s’arrête pas aux types de réforme. Elle propose un guide de mise en oeuvre qui vaut conseil pour les gouvernements.
En tête des préoccupations les enseignants. » Les réformes et programmes d’amélioration scolaire reposent souvent sur des hypothèses quant à la façon dont les enseignants apprennent et modifient leurs méthodes d’enseignement, en partant par exemple du principe que le nouveau programme scolaire est parfaitement explicite et que les enseignants seront à même d’appliquer une nouvelle pédagogie avec quelques indications et séances de formation. Cependant, lorsqu’on demande aux enseignants de modifier leur façon d’enseigner, le processus est plus subtil que ce que de nombreuses réformes prévoient (Ng, 2008). Si l’on veut que les mesures d’amélioration soient efficaces et que les enseignants fassent les efforts demandés, ils doivent croire en l’efficacité du programme. L’étude menée sur les réformes scolaires globales aux États-Unis montre que, si la perception qu’ont les enseignants de l’efficacité d’une réforme est en partie subjective, ils sont surtout influencés par les preuves objectives de réussite et de retombées positives sur les résultats des élèves (Borman et al., 2000). L’une des études, qui porte sur huit systèmes éducatifs, montre que pour adopter une nouvelle perspective sur l’enseignement et l’apprentissage, les enseignants ont aussi besoin de temps et d’espace pour déterminer comment intégrer ces nouvelles connaissances avec ce qu’ils savent déjà et comment traduire cette évolution dans leurs pratiques pédagogiques ».
On retrouve ici l’analyse de C. Lessard et A. Carpentier. Toute réforme passe par une appropriation qui suppose d’ailleurs un degrés d’autonomie et d’adaptation. A la limite sans résistance à la réforme il n’y a pas de réforme possible.
Les enseignants et leurs syndicats instrumentalisés ?
L’OCDE va plus loin et propose un guide d’action qui peut se décliner sur trois points.
Pour l’OCDE il faut une impulsion externe et l’évaluation est parfaite pour cela. Le guide consacre un chapitre entier à montrer comment utiliser une évaluation pour la transformation du système. On sait que de nombreux pays d el’OCDE se sont orientés vers un pilotage par le srésultats avec des évaluations externes.
Plus novateur, l’OCDE se ralllie à l’idée du réseau d’enseignants comme élément de transformation. « Dans toutes les études, favoriser les réseaux professionnels au niveau des établissements d’enseignement est considéré comme une condition préalable à la réussite des réformes… » Il recommande donc d’encourager les réseaux d’enseignants qui colorient ainsi en bottom – up une volonté envoyée d’en haut.
Autre acteur, qui peut d’ailleurs piloter le réseau, les syndicats. « Les données montrent toute l’importance qu’il y a à ce que les pouvoirs publics impliquent les syndicats d’enseignants dans l’élaboration des politiques en matière d’éducation et de compétences.. Un certain nombre de syndicats d’enseignants, dans les pays de l’OCDE, ont engagé, ou prévoient d’engager, des actions de développement professionnel de grande qualité en direction de leurs membres, et mettent aussi à leur disposition des plateformes qui leur permettent de travailler en réseau et de partager leurs expériences. On citera, à ce propos, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Norvège et le Royaume-Uni ».
Le malaise français
Dans le cas français cette stratégie se heurte à quelques particularités qui transparaissent dans ces documents.
La France apparait mal située pour le climat de discipline et pour les relations entre professeurs et élèves. Or on a là des éléments clés pour l’efficacité de l’enseignement. Autre élément la capacité de direction des chefs d’établissement . Là aussi la France se distingue.
On assiste donc à une évolution de la réflexion sur la réforme qui place au centre les acteurs de terrain. On pourra la décrypter à partir du livre de C Lessard et A Carpentier. Et ne pas perdre de vue que dans cette nouvelle approche, il s’agit toujours d’amener les enseignants à intégrer un projet développé par ailleurs. C’est la limite des recommandations.
François Jarraud
Le rapport.
http://www.oecd.org/fr/edu/perspectives-des-politiques-de-l-education-2015-9789264227330-fr.htm
L’ouvrage de Lessard et Carpentier
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Alors que l’OCDE publie une intéressante sur les réformes en éducation, des voix s’élèvent pour exiger une réforme de l’École pour résoudre la crise sociale du pays. L’École peut-elle à elle seule résoudre ce problème ? Quelles réformes faire dans l’École ? L’éducation civique suffira-t-elle à régler la crise sociale ? Eric Charbonnier, expert éducation à l’OCDE, répond à nos questions.
L’OCDE publie deux études sur les systèmes éducatifs qui concernent l’École française. Aujourd’hui on tend à la rendre seule responsable de la crise que traverse le pays. Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas faire porter à l’éducation le chapeau de tout ce qui s’est passé. On n’est pas face à un échec du système éducatif mais à celui d’une politique sociale. Mais l’éducation a son rôle à jouer pour s’attaquer aux inégalités en France. La scolarisation à 2 ans, par exemple, peut aider à améliorer la situation.
Plus d’éducation civique ne suffira pas à résoudre la crise ?
On peut réfléchir aux contenus. Mais il faut surtout revenir aux bases du système. La grande difficulté c’est la manque de maîtrise des fondamentaux, savoir lire, écrire, compter, par certains élèves. Il faut une véritable politique de lutte contre l’échec scolaire. Augmenter les horaires d’éducation civique ne changera pas cela. Pour réduire l’échec scolaire, il faut lutter contre le décrochage, ouvrir des écoles de la seconde chance, réfléchir aux modalités de formation et d’affectation des enseignants dans l’éducation prioritaire.
Il faut mettre davantage de moyens en éducation prioritaire ?
Il faut plus de moyens humains et surtout réfléchir à la formation de ceux qui iront y travailler. Aujourd’hui la formation des enseignants est encore trop académique. Il faut aussi réfléchir aux incitations financières que l’on va donner aux enseignants qui iront en zone prioritaire. On peut aussi réduire le nombre d’élèves par classe : c’est utile dans ces classes là. En fait c’est tout un ensemble de réformes qui sont déjà en train d’être mise en place mais qu’il faut relier entre elles.
L’OCDE publie pour la première fois une étude sur les réformes éducatives. Elle met au centre de la réforme les enseignants et leurs syndicats. C’est nouveau ?
L’étude montre aussi que les pays qui s’en sortent sont ceux qui développent l’équité sociale et la formation professionnelle. Les enseignants et les syndicats sont des acteurs premiers. Les réformes sont plus facilement mises en place quand elles sont soutenues par les syndicats. Cette idée de compromis on l’a bien vue par exemple en Norvège. On a revu les critères d’évaluation des enseignants en cherchant un compromis entre employeurs et syndicats. En France on n’arrive pas à réformer parce qu’on n’arrive pas à créer du consensus.
L’étude montre aussi d’autres particularités françaises comme la faiblesse de la direction pédagogique ou le mauvais climat scolaire. Ca freine le changement ?
On peut aussi évoquer la centralisation extrême qui laisse peu d’autonomie aux établissements. En fait de nombreuses réformes sont engagées. Par exemple celle de la formation des enseignants qui est probablement la plus importante. On devrait communiquer davantage sur elle et globalement sur les objectifs de ces réformes. Car toutes visent à réduire la fracture sociale et scolaire. Il faut vraiment déclarer cet objectif. Peut-être que les événements que traverse le pays peuvent aider à trouver le consensus sur l’école. L’éducation devrait être un sujet d’unité nationale.
Propos recueillis par François Jarraud
Le rapport
http://www.oecd.org/fr/edu/perspectives-des-politiques-de-l-education-2015-9789264227330-fr.htm
- Comment changer les politiques éducatives ?
- Claude Lessard : « L’École ne peut penser évoluer sans les enseignants ou « malgré eux »
- Changer l’École : L’OCDE vous dit comment
- Eric Charbonnier (OCDE) : Affirmer l’objectif social des réformes en cours
- Pilotage par les résultats : « Les affres du pseudolibéralisme et les défauts du dirigisme étatique » pour Yves Dutercq
- Peut-on toucher aux disciplines ?
Installées dans tous les pays développés, mais avec des variantes, les politiques « d’accountability » (pilotage par les résultats) se présentent comme une rupture avec la gestion étatique traditionnelle de l’École. Elles tournent la page en promettant de rendre les systèmes éducatifs plus « efficaces ». Mais qu’en est-il vraiment ? Et quelles conséquences ont-elles pour les élèves et les enseignants ? Yves Dutercq (CREN Nantes) et Christian Maroy (Université de Montréal) ont coordonné un numéro de la revue Education comparée qui fait le point. Regroupant des études transatlantiques, il met en valeur les spécificités de l’accountabilty « à la française »…
Ce numéro traite des politiques d’accountability ou gestion par les résultats. Ce sont a la fois des objectifs et des instruments concrets de pilotage des systèmes éducatifs ?
Le concept d’accountability n’a pas d’équivalent exact en français : il correspond à une tradition démocratique qui considère que les élus et les gouvernements doivent rendre des comptes aux citoyens à la lumière des actions entreprises mais que, de la même manière, les administrations publiques (notamment celle de l’éducation) doivent rendre compte devant le pouvoir exécutif. Cette acception de l’accountability s’est étendue au fur et à mesure que, depuis les années 1950, l’Etat a accru son intervention dans le domaine des politiques sociales. Ainsi s’est-elle élargie à l’idée que les organismes publics doivent être responsables de leurs actes vis à vis des usagers afin de prévenir les abus de pouvoir, d’accroître l’efficacité et la qualité de la prestation de service public. Cette conception prend un essor particulier au sein de la littérature scientifique et des politiques publiques dans les années 1980, parallèlement à l’influence du Nouveau management public qui place l’accountability au cœur de ses principes. Depuis la fin des années 1990, l’accountability fait référence à un ensemble de procédures techniques et organisationnelles favorisant l’évaluation de l’action et la reddition de comptes à une autorité hiérarchique ou à différents acteurs à la lumière des résultats des actions entreprises. On peut considérer aujourd’hui que l’accountability correspond à des politiques publiques de plus en plus axées sur la performance rapportée aux ressources utilisées.
Ces politiques se sont installées dans tous les pays développés. Peut on y échapper ?
La domination du paradigme néolibéral dans la plupart des instances de régulation transnationales contraint évidemment les systèmes nationaux, quelles que soient leurs traditions politico-administratives. Si cette tendance est déjà ancienne dans les pays anglosaxons, elle a touché, à l’aune de crises successives, de plus en plus de pays, où il s’agissait de répondre aux difficultés financières et économiques rencontrées par les gouvernements nationaux. On comprendra alors qu’en France l’instauration de la LOLF a été une étape décisive du développement de ces politiques que la crise budgétaire n’a fait qu’accentuer. Si l’éducation a pu se croire protégée, la révélation par les évaluations du type de PISA de la médiocrité de l’efficacité du système éducatif français, tout spécialement en termes de lutte contre les inégalités sociales de réussite scolaire, a levé les derniers tabous.
Vous opposez dans ce numéro Québec et France. Quelles différences ? Vous donnez en exemple les missions des IEN en France. Quelles limites a ce genre de pilotage ?
Plus précisément nous comparons, grâce aux recherches menées au Canada et en France, trois modèles d’accountability, depuis le plus dur, celui qui a cours dans les Etats canadiens anglophones comme l’Ontario, jusqu’au moins contraignant, comme on le connaît en France, le Québec se situant entre les deux. La grande différence entre les uns et les autres tient aux conséquences tirées par les responsables politiques de l’évaluation de l’action des écoles et de leurs personnels, qui correspondent dans les systèmes éducatifs à accountability dure à un système de sanctions et de récompenses : fermeture d’écoles ou baisse des dotations, limogeage des directions, modulation des rémunérations, mutations voire renvoi des enseignants. C’est le cas en Ontario mais aussi dans plusieurs Etats des Etats-Unis ou en Grande-Bretagne.
Le cas français est bien différent puisque l’obligation de résultats concerne essentiellement les cadres du premier et du second degré (IEN, chefs d’établissement, etc.) et conditionne leur carrière. Ces cadres sont en effet désormais engagés dans une relation contractuelle avec leur hiérarchie reposant sur l’atteinte d’objectifs mesurée par des indicateurs : baisse du nombre de redoublants ou de décrocheurs, élévation des performances en maîtrise de la lecture, augmentation du taux de réussite à l’examen national, etc. Bien entendu cela suppose que les enseignants, qui sont les premiers comptables des réussites et des échecs des élèves, soient mobilisés sur ces objectifs. Le problème, comme nous le montrons dans le dossier, c’est que la plupart d’entre eux ignorent ces objectifs, qui ne sont pas publics, sans compter que les procédures d’évaluation objective des résultats soit n’existent pas, soit ont disparu. L’imbroglio qui a conduit à la suppression des évaluations nationales des résultats des élèves du primaire en est un exemple fort.
X. Pons parle pour la France de « rhétorique des discours officiels » à propos de ces politiques en France. Le jugement est il trop sévère ?
Les incohérences des décisions prises en France ces dernières années et tout spécialement la faiblesse des évaluations mises en œuvre, comme de la formation nécessaire à l’amélioration de l’efficacité du travail enseignant, donnent raison à Xavier Pons. De façon générale, le travers des politiques d’accountability, telles qu’elles ont été promulguées dans la plupart des pays, est de conduire à l’impossible couplage entre responsabilisation et déprofessionnalisation des acteurs de base. L’accountability n’a rien de scandaleux en soi contrairement à une interprétation orientée qui conduit à la réduire à sa seule dimension de recherche de la performance scolaire à court terme.
Ces politiques obtiennent-elles des résultats en matière de réduction des inégalités scolaires ? Quelle est la part des illusions ?
La première raison d’être de ces politiques est précisément d’être au service de l’efficacité et de l’efficience de l’action publique et donc, pour ce qui est de l’éducation, de viser la réduction des inégalités sociales (mais aussi territoriales ou de genre) de résultats scolaires. C’est ce qui a motivé par exemple deux réformes emblématiques de la présidence de Nicolas Sarkozy : l’assouplissement de la carte scolaire des collèges et la réforme des évaluations en primaire. La désectorisation programmée des collèges a conduit à l’affaiblissement des élèves les plus en difficulté, sans que les élèves des milieux défavorisés en tirent un quelconque profit : Luc Chatel a prudemment mis sous l’éteignoir un assouplissement qui devait déboucher dès 2010 à la suppression de la carte scolaire. La confusion entre les objectifs contradictoires des nouvelles évaluations en primaire a incité Vincent Peillon à les supprimer pour apaiser la fronde des enseignants, sans qu’il soit proposé une nouvelle forme d’évaluation nationale pourtant indispensable à une bonne régulation de l’enseignement primaire.
Quelles conséquences ont elles sur le métier enseignant ? Quels ajustements peuvent avoir lieu ?
On sait les conséquences de la systématisation de la régulation par les résultats dans les pays où elle a été appliquée de façon effective : elle conduit écoles et enseignants à travailler à leur survie en consacrant l’essentiel de leur énergie à la préparation des élèves aux évaluations (teaching to the test) plutôt qu’à une construction raisonnée, progressive et cumulative de leurs apprentissages. Les programmes scolaires dans certains pays ont même été revus pour adapter au mieux les élèves à réaliser de bons scores aux évaluations de PISA !
L’exemple de l’Ontario qui est développé par Stephen Anderson dans le dossier est à prendre aussi en considération : si l’implantation d’une accountability dure y a limité fortement l’autonomie des enseignants, elle a favorisé également la coopération et le travail collaboratif continu, appuyés sur des données sur les performances des élèves. Mais ce sont bien les directions d’école et des districts scolaires qui fixent les normes, au prix d’une forte déprofessionnalisation des personnels enseignants qui va à l’encontre de l’esprit du praticien réflexif, de l’autonomie collective et du leadership partagé dont la recherche et les expériences en la matière ont montré l’efficacité rapportée en particulier à la qualité des relations dans les écoles.
L’autonomie des établissements, la gestion décentralisée du système éducatif, deux thèmes qui sont à la mode dans le discours institutionnel, impliquent obligatoirement une dégradation de la condition enseignante ?
Tout dépend de quelle décentralisation et de quelle autonomie on parle : autonomie, délégation et responsabilisation ne prennent sens que dans l’adhésion et la mobilisation de l’ensemble de la communauté éducative au premier rang de laquelle il faut compter l’équipe pédagogique. Or dans les politiques d’autonomie des établissements associées à la recherche de la performance, on a essentiellement privilégié le leadership des directions d’établissement ou des responsables de district, vecteurs exclusifs des objectifs nationaux et de la mise en œuvre des réformes. Il est sûr que les enseignants ne peuvent y trouver leur compte.
Ce type de pilotage renvoie-t-il à une crise de l’Etat et de ses valeurs ou au contraire à un renouveau de l’idéal étatique ?
Christian Maroy, qui a dirigé avec moi ce numéro d’Education comparée, qualifie de « régime post bureaucratique » le mode de régulation qui prévaut dans nombre de systèmes éducatifs, dont le système français. Le Nouveau management public, comme les politiques d’accountability, ont été attisés par la dénonciation, en partie fondée, d’un Etat omnipotent, dispendieux et inefficace. C’est ce qui a conduit à passer d’une conception d’un Etat éducateur, prévalante en France, à celle d’un Etat régulateur voire simplement évaluateur.
Mais dans les faits il en va tout autrement : on peut considérer que le régime post bureaucratique ajoute en fait les affres du pseudo libéralisme aux défauts du dirigisme étatique. L’Etat impulse des réformes ou des actions et délègue aux acteurs intermédiaires et locaux le soin de les mettre en œuvre sans avoir prévu d’autres formes de régulation que des évaluations déficientes ou mal ajustées et en ayant oublié toute formation nécessaire à la compréhension et à l’appropriation des mesures proposées. Cette situation conduit à une dépréciation plus grande encore de l’action de l’Etat par les usagers et à une perte de confiance des personnels.
Revenir en arrière est aujourd’hui impossible, pour des raisons à la fois d’ordre idéologique et d’ordre financier. Reste toutefois à définir une nouvelle alternative qui réponde à un véritable projet politique en matière d’éducation attelé à en ensemble cohérent de réformes : cela suppose des moyens, mais plus encore des décisions courageuses qui passent, en premier lieu, par la révision de la conception du métier enseignant, de la formation initiale et continue à ce métier comme de son exercice. Le renouveau étatique que vous évoquez est donc, de mon point de vue, subordonné au nouveau contrat entre l’Etat, ses usagers et ses agents : plus de cohérence, plus de transparence, plus d’équité, plus d’innovation. Ce sont les clés de l’efficacité éducative.
Propos recueillis par François Jarraud
Le développement des politiques d’accountability et leur instrumentation dans le domaine de l’éducation, Education comparée, Vol 11, 2014, ISSN 0339-5456
Voir aussi :
L’école à l’épreuve de la performance
Pilotage par les résultats : quelles conséquences pour les enseignants ?
Y Dutercq : Où va l’éducation entre public et privé ?
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lesysteme/Pages/2011/121_2.aspx
Y Dutercq , Les bons élèves
- Comment changer les politiques éducatives ?
- Claude Lessard : « L’École ne peut penser évoluer sans les enseignants ou « malgré eux »
- Changer l’École : L’OCDE vous dit comment
- Eric Charbonnier (OCDE) : Affirmer l’objectif social des réformes en cours
- Pilotage par les résultats : « Les affres du pseudolibéralisme et les défauts du dirigisme étatique » pour Yves Dutercq
- Peut-on toucher aux disciplines ?
Qu’est-ce qui est au coeur de l’identité enseignante et qui parait immuable ? La discipline scolaire. Dans un article de la revue Administration & éducation (n°4), Alain Boissinot remet en question l’ordre disciplinaire. Pour lui il empêche l’École de s’adapter à l’évolution des besoins éducatifs et conduit à l’inflation des horaires. Ancien président du Conseil supérieur des programmes et ancien recteur, nous avons recueilli son avis. Au moment où le ministère introduit deux nouvelles disciplines du primaire à la terminale, l’enseignement moral et civique et l’informatique, pour lui la coupe est pleine…
Pourquoi remettre en cause les disciplines ?
Dans le débat éducatif on est souvent sommé de choisir entre l’éducation et l’instruction, les connaissances et les compétences, pour ou contre les disciplines. Pour certains celles-ci sont porteuses de tous les maux comme le corporatisme. Pour d’autres elles sont intouchables. En fait, il est impossible de faire abstraction des disciplines. En revanche il faut admettre qu’elles ont des défauts et il faut les analyser pour que le système éducatif réponde mieux aux besoins de la société actuelle.
On peut distinguer deux défauts. D’abord le risque de fixisme disciplinaire. C’est à dire considérer qu’elles sont définies une fois pour toutes et qu’elles ne doivent plus évoluer. On peut citer par exemple l’histoire-géo. Par exemple quand sont nées les SES, la géographie aurait pu répondre au besoin de connaissances économiques. Mais il a fallu créer une nouvelle discipline. Ou encore le français. On dit qu’il faut développer les pratiques de dialogue, de débat chez les élèves. Cela devrait être dans l’enseignement du français. Mais cette discipline s’est sclérosée avec des exercices imposés comme le commentaire de texte. Les disciplines doivent être capable d’évoluer.
Le second reproche que l’on peut faire aux disciplines c’est qu’elles ne correspondent pas entre elles. Au lieu de cela elles se définissent d’une façon de plus en plus étroites. On arrive à l’émiettement. Par exemple faut il 3 ou 4 disciplines scientifiques au collège ? Au lycée devait-on ajouter l’ECJS ?
Mais le système éducatif multiplie encore les disciplines avec par exemple l’ECJS, l’Histoire des arts, une discipline non universitaire, l’informatique bientôt l’enseignement moral et civique (EMC) et le coding. Ce n’est pas nécessaire ?
Il faut s’interroger. En se spécialisant les disciplines laissent échapper des champs savants et on invente des disciplines nouvelles pour les traiter. C’est dramatique. L’ECJS est née des carences du français, des SES, de la philosophie. Le futur EMC c’est un peu pareil. Agir ainsi c’est une forme d’échec d’un système éducatif qui n’arrive pas à gérer les évolutions nécessaires. Cela aboutit à l’inflation des horaires qui ne sont plus raisonnables.
Des disciplines doivent disparaitre ? Lesquelles ?
Certaines tendent à disparaitre. Regardez par exemple les langues anciennes. Elles n’occupent plus la place qui était la leur. On a besoin des disciplines mais vivantes, capables de dialoguer avec les autres. L’exemple de l’enseignement supérieur montre que des évolutions sont possibles. Actuellement dans l’enseignement supérieur on se rend compte que trop de spécialisation freine la réflexion et on voit se créer en université des formations à spectre large qui décloisonnent. Par exemple Paris Ouest a créé une licence humanités qui regroupe des lettres, de la linguistique, des techniques commerciales, de l’histoire. On voit aussi des bi-licences apparaitre.
Mais toucher aux disciplines c’est toucher à l’identité des enseignants. Ca semble impossible.
On peut les faire évoluer, les enrichir et simplement leur redonner du sens. Regardez l’expérience de l’enseignement intégré des sciences (EIST).
Cette réflexion est prévue dans les nouveaux programmes du collège ?
Je l’espère. Ca me semble indispensable. L’émiettement disciplinaire au collège est excessif. C’est particulièrement vrai en 6ème. On a maintenant un cycle commun cm1- 6ème qui devrait pouvoir faire bouger les choses. Mais on voit les choses bouger aussi au lycée. Observez les enseignements d’exploration. Les enseignants y trouvent de l’intérêt à décloisonner leur discipline dans des enseignements comme « littérature et société », qui devrait en fait remplacer le programme de français, ou « méthodes et pratiques des sciences » où les disciplines se croisent.
Propos recueillis par François Jarraud
Missions et formations des enseignants de demain, Revue Administration & éducation, n°4 2014.
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