Par François Jarraud et Françoise Solliec
La Tour de Babel peut-elle être numérique ? Jeudi 5 avril, à l’appel de Cap Digital et Microsoft, en partenariat avec le Café pédagogique, les Assises nationales de l’éducation et de la formation numériques ont été un vrai succès réunissant près de 500 chercheurs, enseignants industriels et politiques, français et étrangers. Au terme de la journée on trouve sans doute des utopies, des impasses, des points de vue opposés, des questions sans réponses mais aussi quelques pistes pour l’Ecole de demain.
La première bonne nouvelle de ces Assises c’est qu’elles font bouger. Près de 500 personnes sont présentes le 5 avril. C’est la république du numérique avec ses élus, ses entrepreneurs, ses enseignants, ses chercheurs.
Pour l’inventeur des Digitales Natives, Marc Prensky, qui ouvre la journée, « un nouveau monde arrive ». Le numérique annonce à ses yeux « une humanité supérieure » aux capacités cérébrales décuplées par la machine. C’est une véritable « sagesse numérique » qui apparait et qui devrait changer l’Ecole. Autre vision d’avenir, Conrad Wolfram, mathématicien britannique, estime que le numérique permet de se débarrasser du calcul à la main. Au lieu de passer leur temps à faire de la géométrie vieille de 2000 ans et des calculs vieux de 1000, les élèves vont se concentrer sur le seul questionnement mathématique. L’ordinateur fera le reste…
Et le plaisir ?
Alors le numérique va t-il permettre d’apprendre dans le plaisir ? Pour le psychiatre Serge Tisseron, le numérique bouleverse les pratiques culturelles des enfants. L’enfant acquiert la culture numérique avant la culture classique. Facebook, lui fait découvrir l’affirmation de soi, les jeux, le tutorat par exemple. Pour lui, introduire le numérique à l’Ecole ce n‘est pas apporter du matériel mais intégrer ces pratiques culturelles dans l’Ecole en y valorisant ce qui se fait à la maison. Par exemple l’Ecole devrait reconnaitre le travail collectif, le tutorat et utiliser des jeux de rôle pour apprendre.
Divina Frau Meigs est bien d’accord sur l’idée d’une rupture. Et pour elle on entre même dans « l’ère cyberiste » où les repères traditionnels disparaissent. La transmission n’est plus la priorité de l’école. Le plus important c’est la science de l’information. Il faut regrouper l’enseignement sur 7 compétences indispensables : la compréhension, la créativité, la critique, la citoyenneté, la capacité à l’interculturalité et la résolution de conflit.
Eric Charbonnier (OCDE) ramène la table ronde à la question première. Il est important d’avoir du plaisir à l’Ecole pour apprendre, juge-t-il, parce qu’il motive. Or Pisa montre qu’un tiers des élèves n’a pas de plaisir à lire ce qui est cause d’échec. Certains pays ont remédié à cette désaffection par exemple avec des manuels scolaires changés tous les ans et reflétant la diversité de la population comme au Canada.
Place aux professeurs innovants
Le début de l’après-midi donnait la parole à quelques enseignants innovants venus témoigner de leur pratique devant une salle comble. Ainsi Damien Lebègue, professeur d’EPS au collège d’Asfeld, a mis au point des techniques d’autonomisation pour élèves non-voyants qui s’exercent, par exemple, sur un mur d’escalade, avec une technologie sonore et infra sonore (projet primé au Forum des enseignants innovants de Roubaix en 2009). D’autres élèves leur prêtent des yeux en verbalisant les mouvements et les situations (travail réalisé en cours de français). Un équipement informatique a permis en classe de 6ème de réaliser des activités interdisciplinaires à l’aide d’un éditeur de jeux Role player game, RPG, les jeux produits étant utilisés en EPS, en anglais, en mathématiques.
Jérôme Staub, professeur d’histoire géographie dans un lycée de l’académie de Limoges présente le projet qui fut primé au forum des enseignants innovants de Lyon en 2011, une cartographie sonore d’un espace urbain, à partir des téléphones mobiles des élèves d’une classe de 2nde. Il s’agit là d’un travail collaboratif qui oblige les élèves à s’intéresser aux sons et non seulement aux images et à rentrer dans un processus d’analyse, en se familiarisant avec des outils en ligne.
Pascal Cherbuin fut primé au forum des enseignants innovants de Dax en 2010 pour son travail sur l’évaluation par compétences en sciences physiques. Le groupe des professeurs de sciences physiques du lycée R Doisneau à Corbeil Essonne a en effet complètement cessé d’attribuer des notes et a élaboré à la fois une méthodologie et des contenus pour une évaluation par compétences. Ils fournissent donc aux conseils de classe des documents répertoriant les différentes compétences mises en jeu dans le programme ainsi qu’une évaluation du degré atteint pour chaque élève et le groupe classe en moyenne. Pascal Bihouée (forum de Lyon en 2011) a réalisé un travail du même type dans son collège des Côtes d’Armor. Partant de la définition de micro-compétences, il s’est peu à peu focalisé sur des macro compétences et arrive désormais à un véritable tableau de bord lui permettant de décrire les compétences des élèves et celles en moyenne du groupe classe. Les deux enseignants utilisent un logiciel simple d’analyse décisionnelle, qui permet d’obtenir des informations à partir de nombreuses données hétérogènes.
Comment font les autres pays ?
Dirk Van Damme, directeur du CERI, un organisme de l’OCDE chargé de la recherche en éducation, rappelle que si les économies occidentales demandent aux systèmes éducatifs de former à de nouvelles compétences, les usages des TIC n’ont pas de réel impact sur les résultats scolaires. C’est l’analyste Kristen Weatherby qui a présenté le programme TALIS, une évaluation internationale sur l’enseignement et les apprentissages, portant sur les conditions de travail et les méthodes pédagogiques utilisées. Le rapport de l’étude 2008, dans laquelle la France ne figurait pas, fait notamment apparaître les demandes de formation des enseignants dans lesquelles l’enseignement spécialisé et la maîtrise des TICE figurent en bonne place. Chaque pays procède à sa manière pour former ses enseignants et garantir l’efficacité du système. Ainsi on apprend que Singapour investit dans un important programme de formation continue, que Shangai confie des missions de tutorat aux enseignants expérimentés et « performants » pour aider des enseignants dans des établissements difficiles, que la Pologne mise sur les TICE comme moteur de l’évolution. Une nouvelle étude est programmée en 2013, dans 33 pays dont la France.
L’avis des politiques
La table ronde « politique », animée par Marilyne Baumard et François Jarraud, faisait intervenir les représentants de 3 candidats aux présidentielles, Philippe Meirieu pour les Verts, Fleur Pellerin pour le PS et Nicolas Princen pour l’UMP. Il s’agissait pour eux de présenter rapidement les réflexions et les priorités des candidats en matière de développement numérique pour l’éducation.
Pour Philippe Meirieu, on est aujourd’hui dans un contexte d’aggravation des inégalités, d’essoufflement de la démocratisation et de dépression collective des enseignants. Il est impératif de réduire la fracture d’équipement, surtout dans le 1er degré où les chiffres donnent un écart de 1 à 14. Mais il faut aussi promouvoir un modèle plus coopératif de l’organisation du numérique, comme il a été fait avec la diffusion de logiciels libres. Le numérique permet d’avoir une approche plus globale, « une conception systémique du savoir », et demande un travail en équipe car l’outil en lui-même ne donne pas la clé des questions qu’il pose. Il faut ainsi veiller à préserver à l’école une certaine verticalité de la relation face à l’horizontalité de la disponibilité de l’information, et une résistance à l’immédiateté, en se donnant le temps de réfléchir, d’acquérir et de maîtriser. Sur le développement des ressources, il estime qu’un ensemblier est nécessaire pour mettre en cohérence les contenus et donner une garantie de qualité. L’école a un rôle à jouer pour éduquer les élèves à l’usage d’Internet et leur apprendre à se distancier par rapport au caractère toxique de certains contenus. Dans ce cadre, la formation, initiale et continue, des enseignants est essentielle.
Nicolas Princen pense que les écarts sont grands dans tous les aspects du numérique et qu’il y a beaucoup à faire évoluer. Pour lui, dans l’éducation, la question fondamentale est celle des contenus et un angle important, celui de la personnalisation. Il faut créer une relation de qualité entre profs et élèves et utiliser le numérique comme moyen « de remettre les parents dans la boucle ». Le développement du numérique éducatif passe aussi par une implication des entreprises. Comment construire une relation avec elles pour les profs ? Doit-on considérer Internet comme un lieu d’éducation, compte tenu de l’abondance absolue d’information, à comparer avec l’ancienne rareté de l’accès au savoir. Certes, il faut une éducation à internet, mais il est important de donner aux élèves une liberté positive et de les encourager à construire de l’intelligence collective. Par rapport au marché de l’édition numérique éducative, il estime important d’en développer un, sinon c’est le marché international qui s’imposera en France. Pour expliquer la lenteur de l’action gouvernementale en terme de développement du numérique, Nicolas Princen argumente sur l’aspect tout récent du web social et de la nécessité d’accompagnement à une conduite du changement. Mais l’expérience de la mise à disposition des données de l’Etat pourrait servir de modèle pour créer une plate-forme éducative. Le CNED et le CNDP y joueront probablement un rôle important.
La jeunesse est au cœur du programme de François Hollande, déclare Fleur Pellerin, qui estime qu’après le tassement dans la progression du niveau de formation, le numérique peut aider à résoudre les inégalités. Un gros travail de recherche est à mener sur les processus d’apprentissage et il faudra aider les enseignants à innover et créer de nouvelles ressources, tout en maintenant une relation avec les éditeurs. Une plate-forme publique de ressources en ligne devrait être élaborée et la spécialité optionnelle sciences du numérique du bac scientifique 2013 élargie à toutes les filières. Pour elle, la France est un peu en marge pour l’édition numérique scolaire, mais certaines collectivités prennent des initiatives de grande ampleur (cas du Conseil Général du 60 qui distribue des tablettes pour du soutien scolaire). S’il est élu, une des premières priorités de François Hollande sera de rétablir la formation initiale des enseignants. Il y aura aussi des expérimentations lancées dès l’école primaire, afin que les élèves ne soient pas des consommateurs passifs. On pourrait même imaginer de revenir sur des apprentissages de programmation style logo …
Il y a deux ans, les Assises s’étaient terminées sur des perspectives matérielles de développement des TICE. Cette année, on le voit, la réflexion est allée beaucoup plus loin sur l’impact du numérique sur l’Ecole et les évolutions nécessaires. Mais les fondements économiques d’un réel investissement du système éducatif dans le numérique souffrent de la crise. Le numérique reste une urgence.
François Jarraud et Françoise Solliec
Les Assises 2010
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