Briser la spirale de l’échec scolaire en intégrant des élèves de quartiers populaires à la section d’excellence sportive Hip Hop d’un grand établissement parisien. Loin du conte de fées pour endormir la jeunesse, il s’agit là d’un défi exceptionnel relevé par le lycée Turgot depuis 2015. Une expérience pédagogique, uniques en France (et poursuivie à ce jour), accompagnée par la caméra immersive et bienveillante de Thierry Demaizière et Alban Teurlai, documentaristes portés par une énergie communicative. « Allons Enfants » nous raconte en effet l’aventure humaine des différents élèves et apprentis danseurs admis dans cette section durant toute l’année scolaire 2018-2019. Guidés par la détermination de leur professeur d’Education physique et sportive, encadrés par des danseurs et chorégraphes professionnels, soutenus par l’engagement sans faille de leur proviseur et la motivation profonde de l’équipe éducative, des filles et des garçons traversent sous nos yeux l’épreuve de l’adolescence et le défi du dépassement de soi dans leur scolarité et dans l’exercice de leur passion. Avec la même ambition d’excellence dans la confrontation avec les autres permise par la mixité sociale, culturelle et intergénérationnelle ici revendiquées. Résultat bouleversant : un portrait sans concession d’une jeunesse français battante, prête à balayer les clichés et faire tomber les obstacles à son émancipation.
Chaudron de la création, discipline de l’éducation, refus de la facilité
Un pré-générique en forme de tourbillon d’énergie captée par une caméra immersive. Devant nous un groupe de jeunes en mouvement et la voix pleine d’assurance d’un adulte lançant à la cantonade : ‘Approchez-vous. Fermez le cercle !’. Tandis que la musique et ses pulsations sourdes nous embarquent sans coup férir dans ce qui s’apparente à une séance collective de danse Hip Hop. Quelques indices pour attiser notre curiosité et nous faire entrer avec plaisir dans « Allons Enfants ».
Même si les deux réalisateurs situent en quelques traits le lieu de l’action, le lycée Turgot et ses différents espaces (couloirs, salles de cours, gymnase et autres endroits de répétition…), ils adoptent aussi la manière impressionniste pour faire émerger le cœur de leur projet (le fonctionnement de la section d’excellence sportive Hip Hop) et les différents protagonistes de l’entreprise.
Caméra toute proche, regard impressionniste
Ainsi le montage en alternance de séquences compose-t-il un documentaire tonique, toujours en mouvement, en association avec la musique et la danse choisies par les élèves concernés. Avec le parti-pris de va-et-vient entre le singulier (propos personnels face caméra) au collectif (exercices, répétitions, entrainements en sport, extraits de cours, de Français sur l’étude de ‘Germinal’ d’Emile Zola, par exemple…).
Un choix de filmage par fragments comme si les deux réalisateurs nous incitaient à maintenir en éveil notre sensibilité et notre intelligence en éveil pour appréhender la complexité humaine et l’ambition éducative et artistique du défi pédagogique.
De cette façon empathique et sans esbroufe, nous faisons connaissance peu à peu avec les jeunes héros de l’aventure au long cours. Charlotte, Erwan, Michelle, Nathanaël, Ketsi, Maxime ou Anissa ne sont pas tous présents à l’écran avec la même intensité. Si tous, nés avec les smartphones et l’habitude de filmer et d’être filmés à chaque instant, oublient rapidement la caméra et la petite équipe de réalisation, certains sont amenés à confier leurs faiblesses, leurs doutes, leurs désirs profonds et leur rêve le plus fou, d’autres pas. Avec une propension plus grande à exprimer leurs sentiments pour les filles, par ailleurs minoritaires et amenées à batailler davantage dans le ‘milieu’ de la danse Hip Hop historiquement masculin. Face à la caméra, Michelle reconnaît une timidité extrême liée à l’impression d’être transparente, une absence de confiance qu’elle transcende par la danse. Charlotte, quant à elle, orpheline, abandonnée dans un foyer en Afrique, perturbée quant à son identité en raison d’une date de naissance attribuée de façon approximative, se métamorphose totalement au point de s’accomplir de façon virtuose dans des figures du Hip Hop d’une grande puissance.
Erwan, pour sa part, reconnaît avec un détachement apparent, la grande douleur d’avoir été élevé par une mère alcoolique, l’emmenant avec elle dans les bars dès son jeune âge. Une souffrance qui ne l’empêche pas, pour conjurer cette fatalité, d’affirmer fièrement : ‘je danse pour ma mère’, en insistant sur sa volonté acharnée de réussir.
Une proposition exemplaire
Le documentaire fait la part belle à l’instigateur de cette section unique en France, David Bérillon. Jeune professeur d’EPS, originaire de Clermont-Ferrand, curieux de Hip Hop puis fan au point de favoriser dès sa mutation à Paris la création par l’UNSS d’une épreuve de Hip Hop Battle, attirant rapidement de nombreux adeptes. Poussés par l’engouement de certains de ces élèves et d’autres de quartiers populaires, il rencontre en 2014 M. Barraud le nouveau proviseur du lycée Turgot [à la retraite depuis 2020 mais l’expérience se poursuivit] en vue de la création d’une section sportive d’excellence Hip Hop intégrant des élèves venant de quartiers populaires. Le proviseur obtient du ministère, à rebours des habitudes et des normes, une forme de ‘désecteurisation’ . Et le projet se concrétise pour la première fois à la rentrée 2015.
Les réalisateurs attrapent au vol sans complaisance l’extraordinaire énergie déployée par ce professeur convaincu des potentialités d’expression et d’épanouissement que l’expression du corps dans la danse et permet. Une ferveur amplifiée par l’engagement de la direction et des professeurs attentionnés et exigeants quant au suivi de l’enseignement en cours et aux failles ou défaillances des plus vulnérables.
Nathanaël, le distrait mutin, sans cesse rappelé par portable interposé aux obligations scolaires et autres règles horaires, oppose à chaque entretien individuel un retard ferroviaire ou un mutisme persistant aux interrogations d’adultes patients, désarmés par ses promesses non tenues ou ses accès de lucidité (qui le conduiront à admettre son échec).
Pas de jugement ni de croyance au miracle non plus de la part de l’équipe éducative portée par un projet partagé (dépassant largement le cadre de la section Hip Hop), une ambition de réussite scolaire et d’accès aux connaissances pour les 1 400 élèves (700 dans le secondaire, 700 dans le supérieur) de ce grand établissement public.
En choisissant de focaliser notre regard exclusivement sur l’aventure hors normes de cette section d’excellence sportive Hip Hop, Thierry Demaizière et Alban Teurlai, en connaisseurs et filmeurs des capacités d’expression développées par la danse (« Relève » 2017, « Move » 2020), nous font vivre de l’intérieur le combat que les élèves retenus mènent avec rage, détermination et enthousiasme dans cette course allant des premiers exercices de respiration au sol à la finale du championnat de France.
Une lutte quotidienne, aux ramifications multiples, pour surmonter leurs blessures intimes, leurs handicaps sociaux ou culturels, les préjugés liés à leurs couleurs de peau ou à leur franc parler brut de décoffrage, leurs expressions spécifiques issues de contractions (on est ‘déter’ pour déterminés ou loin du langage soutenu parlé d’une voix perchée par leurs camarades de classe ‘blancs’, comme le confie dans un sourire une jeune noire (laquelle constate en début d’année avec un étonnement franc qu’il n’y a que quatre Noirs dans sa classe et que tous les autres sont des Blancs).
Et progressivement sous nos yeux se produit le surgissement d’une évidence, magnifiée par la musique originale d’Avia : la grâce et la fluidité des corps en train de danser le Hip Hop, la beauté des filles affranchies du regard des autres dans l’accomplissement souple et vif de chorégraphies poétiques, la fière affirmation des personnalités dans leurs singularités créatrices au sein d’un collectif désireux d’aller au bout du championnat.
A voir quelques membres de l’équipe des finaliste, répéter les paroles de l’hymne national pour une victoire à portée de main, à les entendre chanter à la façon d’un arrangement hip hop ‘Non mais allons enfants là, allons enfants quoi de la patrie’, ces enfants de l’Ecole publique, héros fragiles d’un documentaire exemplaire, nous font battre le cœur.
Samra Bonvoisin
« Allons Enfants » de Thierry Demaizière et Alban Teurlai-sortie le 6 avril 2022
Sélection ‘Générations’, Festival de Berlin 2021