« Les politiques éducatives… se sont heurtées à ceux qui défendent le statu quo et une conception élitiste de l’institution scolaire. Il en a résulté une démocratisation en trompe l’oeil ». Dans cette nouvelle édition de « La démocratisation de l’enseignement », Pierre Merle introduit de nouvelles analyses basées sur des recherches récentes. Il prend aussi position dans le débat sur l’éducation prioritaire, recommandant la délabellisation. Il évoque aussi pour la première fois les facteurs pédagogiques de la démocratisation scolaire.
Dans cette nouvelle édition de « La démocratisation de l’enseignement » vous parlez pour les 20 dernières années de « démocratisation en trompe l’oeil ». Pourquoi ?
L’expression correspond à une lecture sociologique du développement du système éducatif. On peut avoir l’impression d’une démocratisation du système éducatif car l’accès au bac s’est accru et il y a de plus en plus d’étudiants. Mais il y a en fait davantage massification que démocratisation. Les inégalités entre les filières du lycée se sont maintenues, voire ont augmenté. Et elles sont liées aux inégalités sociales. Par exemple la filière S connaît une surreprésentation croissante des catégories favorisées. A l’inverse les filières professionnelles se sont prolétarisées.
Une des nouveautés du livre c’est une étude qui montre que l’Etat a investi davantage dans les jeunes faisant des études longues, donc plutôt favorisés.
Je compare deux périodes 1985-96 et 1996-2012. Dans la première décade, tous les élèves profitent de l’allongement de la durée des études. Dans la seconde seuls ceux qui font des études longues en bénéficient. Au final, cette dynamique particulière se traduit par un différentiel important de coût des études. On peut dire qu’il y a eu une redistribution négative et socialement discriminée des dépenses éducatives . L’écart est de près de 50 000 euros en défaveur des jeunes les moins scolarisés, ce qui est beaucoup… L’école ne donne pas plus à ceux qui ont moins contrairement à ce qui est dit.
En France pour lutter contre les inégalités on a une politique d’éducation prioritaire. Si la promesse n’est pas tenue, il faut supprimer les zep ?
Il faut maintenir une politique de discrimination positive et donner plus à ceux qui ont moins. Actuellement, le principe n’est pas appliqué. Si on calculait le coût total d’un collège de centre ville et d’un établissement zep, on verrait que le premier bénéficie de dépenses éducatives supérieures, notamment en raison d’options linguistiques coûteuses.
Il faudrait au moins réduire de 5 élèves par classe le nombre de jeunes des établissements prioritaires (et non de 2 comme aujourd’hui) pour réaliser une discrimination positive efficace. Il faut aussi assurer de meilleures conditions de travail dans ces établissements.
Enfin il faut délabelliser ces établissements.
Pourquoi ?
Car le label favorise la fragmentation du marché scolaire, la différenciation des établissements et les stratégies des parents de fuite des établissements populaires. Le label favorise indirectement la ségrégation sociale.
Comment expliquer les résistances à la délabellisation ?
Il y a je crois, chez certains acteurs, une nostalgie des années 1980 comme si le label « éducation prioritaire » était essentiel à la politique elle-même. Or le label n’est pas nécessaire. Par exemple, les établissements de centre vile sont richement dotés en options bien que sans label. D’autre part, le label a l’inconvénient de figer les situations là où il faudrait en permanence adapter les dépenses éducatives à des contextes locaux changeants. En plus, le label crée des effets de seuil entre les établissements aidés et ceux qui ne le sont pas alors qu’ils peuvent être très proches.
Une bonne partie du livre évoque la mixité sociale dans les établissements. Ce n’est pas une revendication populaire. Pourquoi est-ce important ?
Les recherches montrent que la mixité sociale est un facteur d’équité. Quand elle augmente la corrélation entre l’origine sociale et le destin scolaire est moins forte. Or la France est le pays d’Europe où ce destin scolaire est le plus déterminé par l’origine sociale et ethnique du jeune.
Une deuxième raison c’est que la mixité sociale est liée à l’augmentation du niveau des élèves. Les pays qui se sont engagés vers davantage de mixité, comme l’Allemagne ou la Pologne ont vu le résultat moyen de leurs élèves progresser.
Enfin, il y a un lien très fort entre l’Ecole et la société. Si l’école est caractérisée par une forte ségrégation sociale et ethnique, elle ne permet pas de construire une société apaisée. Elle construit une société conflictuelle. C’est bien la situation de la société française.
Dans ce cas faut-il renforcer la carte scolaire ?
L’expérience a montré que l’assouplissement de la carte a échoué. D’un autre coté , la carte scolaire favorise la ségrégation urbaine. Il faut donc une nouvelle politique : celle de secteurs multi collèges qui est réalisée aujourd’hui de façon homéopathique. La dotation aux établissements doit aussi être mise en oeuvre de façon différenciée selon le recrutement social comme cela se fait en Angleterre ou aux Pays Bas. Il faut enfin associer le privé à cette politique.
Il y a t-il des pédagogies qui favorisent la démocratisation de l’Ecole ?
C’est un point neuf de cette édition. Dans les théories explicatives des inégalités, j’ai introduit le rôle des pédagogies. On a une culture pédagogique limitée en France, souvent limitée à l’opposition entre l’approche magistrale (du maître vers l’élève) et le constructivisme (« l’élève au centre »). Je mets en avant l’importance d’une enseignement explicite comme celle des pratiques d’évaluation. Il y a eu des progrès, mais il faudrait avancer davantage sur cette question.
Au regard des programmes des candidats à l’élection présidentielle, êtes vous inquiet pour l’Ecole ?
Les programmes du Front national et de F. Fillon sont des sources d’inquiétude car le principe de mixité sociale y est absente. Il y a aussi l’idée d’en finir avec le collège unique qui existe déjà si peu. Désinvestir dans l’éducation, comme le veut F. Fillon, est aussi inquiétant. Réduire le nombre des enseignants aura des effets négatifs sur tous les jeunes. Mais ces effets négatifs seront plus forts pour les moins favorisés. La fracture scolaire augmenterait. Enfin l’idée d’autoriser l’enseignement catholique à scolariser davantage d’élèves conduirait à une dualisation encore plus forte du système éducatif. L’enseignement catholique scolarise essentiellement des jeunes de familles aisées et la ségrégation sociale augmenterait. Aller en ce sens serait le contraire de ce qu’il faut faire.
Propos recueillis par François Jarraud
Pierre Merle, La démocratisation de l’enseignement , Troisième édition, La découverte, 978-2-7071-9403-9