« Parlant de diversité, il est attendu de l’Ecole qu’elle soit plus vertueuse que la vie politique ou que la vie sociale, qu’elle se porte au secours de la démocratie ». C’est cette voie qu’explore Education et diversité (Presses de l’université de Rennes), un fort volume qui réunit une vingtaine de contributions d’auteurs du réseau universitaire RIED sur les systèmes éducatifs français, suisse, belge et québécois. Tous sont confrontés à cette diversité des origines, à la ségrégation et aux discriminations. Tous visent une société où chacun trouve sa place. Mais tous ne réagissent pas de la même façon. L’ouvrage plaide pour un effort de formation des enseignants à la prise de conscience des stéréotypes jusque dans leur propre pratique, et à une pédagogie pacifiée qui accepte le débat. Françoise Lorcerie revient sur quelques aspects d’un ouvrage publié en pleine tourmente de « l’islamo-gauchisme »…
Votre livre sort en plein débat sur « l’islamo-gauchisme ». Ce débat vous inquiète ?
Il m’inquiète car il est symptomatique d’un égarement politique. Mais, la réaction des présidents d’université, qui avaient déjà réagi au moment où JM Blanquer avait formulé la même accusation, me rassure. Cette accusation est tout sauf sérieuse.
L’ouvrage traite de la « diversité ». Ce mot est-il une spécificité française ? Pourquoi l’utiliser ?
C’est un mot utile qui est d’usage dans les différents pays francophones couverts par l’ouvrage : la Belgique, la Suisse, le Québec et la France. Il désigne les outsiders d’une nation qui se veut égalitaire et qui affiche un principe d’universalité. La reconnaissance de la diversité est un premier pas vers la reconnaissance de la pluralité interne à la société, liée à des apports récents à la nation du fait de la mobilité du monde actuel. Ce renouvellement de la société n’est pas pensé politiquement en France, alors qu’il l’est davantage par exemple au Québec, voire en Suisse.
La diversité dérange t-elle l’Ecole en France ?
En tant qu’institution, elle ne la dérange pas. L’Ecole ménage des sas d’entrée dans la scolarisation ordinaire pour les allophones, par exemple les Upe2a. Mais en dehors de ces cas c’est plus compliqué, car les enseignants voient arriver dans les classes des élèves qui n’ont pas les acquis scolaires de la moyenne des élèves et ils ne savent pas trop quoi faire. De plus, vis-à-vis des enfants de ces flux migratoires et de leurs familles (nous en sommes à la troisième génération), les préjugés sont fréquents, ils produisent des discriminations au travail et devant le travail, dans le logement, etc. Ces discriminations touchent les gens en particulier en raison de leur couleur de peau et de leur religion supposée : les musulmans et les africains. Ces préjugés ne s’arrêtent pas à la porte de l’Ecole. Or c’est une dimension mal reconnue et assumée aujourd’hui au niveau institutionnel. La formation des enseignants ne la traite pas vraiment.
L’interculturalité a t-elle davantage de place dans les autres pays francophones ?
L’interculturalité et le combat contre les préjugés sont deux choses différentes. C’est vrai qu’il y a plus de références à l’interculturalisme au Québec par exemple. Mais il faut faire attention : parler d’ « interculturel » peut mener à rigidifier la notion de culture et à assigner une culture à des personnes, par exemple la culture malienne à des personnes originaires du Mali. Or ce qu’on voit, c’est que les éléments culturels évoluent chez les gens. Ils s’adaptent même s’il reste des traces de la culture familiale. On peut à la fois garder le contact avec la famille au pays d’origine et s’adapter de plus en plus à la société française. Les enfants éduqués dans l’école française deviennent des possesseurs de la culture française et en même temps ils gardent des éléments de la culture familiale.
L’islam semble avoir une place particulière dans les obsessions nationales. Qu’en est-il à l’Ecole ?
Les enseignants ne sont pas formés contre les préventions à l’égard de l’islam. Or elles sont partout présentes sauf peut-être là où l’on connait les familles musulmanes, dans les quartiers populaires. Là, on connait les personnes et on sait que qu’une mère voilée n’est pas une djihadiste et peut être une parent d’élèves active. Il faut se rappeler l’avis du Conseil d’Etat de 1989 qui disait que le droit de la laïcité ne permettait pas de sanctionner le port du foulard, en l’absence d’infraction au bon ordre scolaire. Dans le livre on a fait une place à cette question de l’islam, alors qu’au début de sa mise en chantier, en 2014, la question n’intéressait guère.
La question s’est notamment posée lors du débat sur les nouveaux programmes d’histoire du collège en 2015. Faut-il changer les programmes d’histoire en France ?
Selon sa mission traditionnelle, énoncée par les fondateurs de la 3ème République, l’histoire, à laquelle s’ajoutent maintenant l’EMC et la géographie, a charge d’introduire les élèves à la compréhension « des choses du monde » comme disait Durkheim.
A partir des années 1990 les programmes d’histoire ont été repensés dans le sens de cette ouverture à la complexité du monde, en sorte de permettre à chacun de se situer et de trouver sa place dans l’histoire. Contrairement à ce qu’on lit parfois, l’histoire enseignée en France n’est pas hexagonale. Elle fait une certaine place au monde. Par exemple l’histoire de la colonisation de l’Algérie et de sa décolonisation est enseignée. Il est vrai que des initiatives intéressantes des années 1990 n’existent plus. Par exemple le chapitre sur la Méditerranée au XIIème siècle en 2de a disparu, alors qu’il permettait de replacer les Croisades dans leur contexte, et de réfléchir aux échanges commerciaux et à l’hybridation des cultures en Sicile ou en Andalousie à cette époque. C’est lié à la réduction des horaires mais aussi à la main de fer qui s’est appesantie récemment sur la rédaction des programmes.
Le livre indique des pratiques pédagogiques au Québec, en Belgique, en Suisse parfois surprenantes. Pour la France vous mettez l’accent sur la formation des enseignants. C’est à dire ?
Une grande partie du livre traite de la formation des enseignants et s’adresse en priorité aux formateurs en ce moment de refonte de cette formation. Cette réflexion nous a paru nécessaire. Par exemple il est nécessaire pour les futurs enseignants d’avoir une compréhension des processus sociaux qui existent dans notre société caractérisée par la pluralité des origines et des religions, toutes ayant vocation à être reconnues dans leur dignité selon notre constitution. Dans ce contexte les enseignants doivent pouvoir comprendre les préjugés et les discriminations dont sont victimes ceux qui ne correspondent pas aux critères centraux de l’identification française.
Notamment, l’islam a été présenté comme opposé à l’identité française à plusieurs moments de notre histoire. Il faut que les futurs enseignants soient formés et mis en alerte contre les préjugés sur ce point. Ils doivent être capables d’une analyse réflexive de leurs propres valeurs. Sans formation spécifique, quand ils souhaitent être neutres à l’égard de leurs élèves, ils ne font qu’affirmer leurs valeurs. Ils prennent leurs valeurs pour de la neutralité. C’est pourquoi il faut un véritable travail sur soi.
Un autre aspect à travailler en formation, lié au précédent, c’est la capacité d’entretenir une relation aux élèves perçus comme « différents » qui ne soit pas défensive. Il faut pouvoir ne pas avoir peur de la parole des élèves et du dissensus, du désaccord. Tous ne pensent pas la même chose et c’est normal. Cette pluralité devrait pouvoir être reconnue et vécue sereinement dans le quotidien de la classe. Sur ces points de la professionnalisation des enseignants, la France est plutôt en retard par rapport aux autres pays.
N’est ce pas plus largement le rapport des enseignants à une certaine conception de l’Etat et de la nation qui doit être revue ?
Aujourd’hui il y a une grande dispersion des valeurs sur ces questions. L’idée de l’Ecole comme univers protecteur promouvant des valeurs claires, par l’exemple comme par la parole, a largement disparu aujourd’hui. Les conceptions sont plus contrastées et plus instables. Une ministre comme N Vallaud-Belkacem, confrontée aux attentats, a bien essayé de protéger les enseignants en tenant un discours de la fraternité, propre à transcender les peurs.
Mais ce n’est pas le souci de l’actuel ministre, et cela rend les choses plus difficiles pour les enseignants au quotidien. En tenant des propos à l’emporte pièce, en cédant à la polémique sur l’islamo-gauchisme par exemple, en adhérant à une vision excluante et autoritaire de la laïcité, le ministre n’aide pas les enseignants à se projeter dans l’avenir avec leurs élèves.
Pourtant, si l’on regarde ce qui se passe à l’intérieur de l’organisation scolaire, on constate une certaine évolution. L’administration scolaire souscrit à des règles qui sont à l’unisson avec les ministères sociaux ou encore la Défense, c’est à dire des principes d’action qui vont dans le sens du respect des personnes et de la vigilance sur le chapitre des discriminations. Je vous renvoie par exemple au livret du ministère de la Défense sur la laïcité. Beaucoup de responsables de l’Education nationale peuvent s’y reconnaitre. Et ce discours n’est pas très éloigné de celui qui est tenu au Québec, en Suisse ou en Belgique. C’est un discours d’inclusion, tolérant, qui veut respecter les personnes telles qu’elles sont, avec leurs différences.
L’Ecole peut-elle être autre chose que le reflet d’une société où la ségrégation sociale et ethnique progresse ?
C’est la question fondamentale. Qu’est ce que la justice à l’échelle de l’Ecole ? On aime à penser que l’Ecole est l’instrument par excellence de la démocratisation, qu’elle peut faire advenir une société plus solidaire, et beaucoup le pensent dans l’Education nationale. Cette mission, bien des enseignants l’ont en tête, en particulier dans les secteurs défavorisés. Mais dans le même temps, les disparités entre établissements s’accroissent sur une base sociale et ethnique, de même que la ségrégation dans les villes. Et au final, l’école est plus inégalitaire en moyenne en France que chez nos voisins du point de vue de ses résultats. Cela veut dire que, si nous voulons une société plus juste, il y a du travail à faire à l’intérieur de l’école, c’est très clair et c’est le but de notre livre que de frayer des voies pour cela. Mais il y en a aussi beaucoup dans les autres secteurs de l’action publique.
Propos recueillis par François Jarraud
Françoise Lorcerie, Éducation et diversité. Les fondamentaux de l’action. Presses universitaires de Rennes, ISBN : 978-2-7535-7996-5