A des années lumière des productions Disney, Sébastien Laudenbach conçoit en 2016 une création originale, à partir d’esquisses et de dessins peints et animées par ses soins. Remarquée et primée dans de nombreux pays, « La jeune fille sans mains », variation libre autour d’un conte des frères Grimm, fait une entrée de toute beauté sur la scène de l’animation. Et son héroïne affronte avec panache les coups du sort, les cruels desseins d’un diable protéiforme, tandis que les épreuves terribles la libèrent de l’attente du prince charmant, du statut d’épouse fidèle et du rôle de mère attentionnée. Un hymne poétique à l’indépendance féminine et une réussite graphique.
Un pacte avec le Diable aux effets incalculables
Le générique en noir et blanc donne le ‘la’ de la méthode créatrice sans annonce la couleur. Quelques coups de pinceau vifs comme l’éclair suggèrent une ambiance de nature arborée et une atmosphère étrange apparentée à l’univers des contes de fées. Puis les teintes nuancées ou contrastées dessinent le cadre et le mouvement de l’histoire qui va suivre : un moulin qui ne tourne plus, un meunier (et père de famille) sans le sou et désespéré, une mère déprimée et une jeune fille à la silhouette gracile, d’une beauté discrète, qui vit sa vie innocente en osmose avec les arbres, les oiseaux, la rivière alentour.
Un voyageur au regard inquiétant et au sourire grimaçant propose au meunier au bord du gouffre un drôle de marché : de l’or coulant à flots contre la vente de ‘ce qu’il y a derrière le moulin’ (son pommier, croit-il). En réalité, sans le savoir, c’est sa fille qu’il vend, une fille dont il devra bientôt couper les mains en signe d’allégeance à son pseudo-bienfaiteur. La fuite de la jeune fille (seule et handicapée) signe le début d’une série d’expériences fondatrices caractéristiques d’un conte : aidée par la bienveillante divinité de l’eau, elle déjoue les pièges du diable, atteint un verger, s’y ressource, y rencontre le propriétaire (un prince). Ce dernier tombe sous le charme, déclare sa flamme. Amour partagé. Noces joyeuses. Enfant attendu. Dans la tradition, c’est là que se termine l’histoire. Par un heureux dénouement. Conformiste : l’idéal de la jeune fille rangée.
Immersion picturale et sonore dans la lutte d’une femme seule contre le Malin
Autant prévenir les jeunes spectateurs (et leurs éducateurs), pourtant familiarisés avec la cruauté des contes de fées : les épreuves -que va traverser la jeune femme (son bébé dans les bras), une fois le Prince parti à la guerre sur un front lointain-, se succèdent à vive allure et peuvent faire trembler d’effroi les âmes sensibles. En changeant d’apparence et par l’usage d’autres subterfuges ignobles, le Diable ne recule devant aucun acte crapuleux pour parvenir à ses fins : que la ravissante jeune femme se donne à lui.
Par monts et par vaux, traversant un frêle petit pont au dessus de torrents d’eaux tumultueuses, courant avec agilité d’un pas déterminé (avec son précieux fardeau, le petit garçon à protéger) pour emprunter sentiers et chemins sans craindre les dangers de toutes sortes, notre fille intrépide trouve refuge en haut d’une montagne. Au sommet, entre la clarté d’un ciel serein et la protection d’une sorte de grotte, des années passent à élever le garçon, en autosubsistance grâce aux cultures maternelles.
Et un jour le Prince viendra à nouveau…Des retrouvailles tardives qui surprennent encore. Au terme d’un combat titanesque et sanglant avec un gigantesque aigle noir menaçant d’ entraîner tout le monde dans les ténèbres, le désir (audacieux, aventureux) formulé par l’héroïne n’a rien d’un retour conventionnel à l’ordre des choses.
Outre la distance prise avec toute ‘leçon de morale’, l’animation de Sébastine Laudenbach se distingue et suscite l’admiration. Par l’élégance et la légèreté du trait, le foisonnement de couleurs et leurs modulations, l’extraordinaire rapidité des mouvements, le tout allié aux inflexions des voix (Anaïs Demoustier pour l’héroïne, Jérôme Elkaïm pour le Prince notamment), aux souffles et aux soupirs (de fatigue, de peur ou de plaisir…) et aux infinies ressources sonores de la nature (oiseaux,, rivières, vents…).
Comme le réalisateur ne trouve pas des conditions de financement à la mesure de son projet de transposition du conte des frères Grimm, il se décide à peindre sur papier, dans l’ordre chronologique, l’ensemble du récit : esquisses à l’eau, chatoiement de couleurs (dans une déclinaison chromatique allant du soleil éblouissant aux noirs charbonneux des ténèbres), suggestions de visages et de corps réduits à quelques contours…. Avec un procédé original pour animer les scènes : par moments, les blocs de couleurs s’autonomisent par rapport aux formes les contenant et envahissent le cadre et font trembler les dessins au gré des rebondissements de l’action et nous donnent l’impression, en se conjuguant avec l’accélération du trait de pinceau, que nous assistons aux tableaux en train de naître.
Comme si la peinture se mettait à fondre sur nous à la vitesse de la foudre, avec la même fulgurance que les maux qui s’abattent sur l’héroïne, des maléfices que la mère (avec son enfant) conjure en une course de vitesse gagnée de haute lutte.
Autrement dit, « La jeune fille sans mains », animation dotée d’un charme envoutant, fruit d’un héritage calligraphique et pictural, renvoyant aussi au geste artisanal des pionniers du cinématographe, fait peur, séduit et incite à penser. Un spectacle merveilleux d’intelligence et de grâce à partager entre petits et grands.
Samra Bonvoisin
« La jeune fille sans mains », un film de Sébastien Laudenbach-Grand Prix du Jury, Festival d’animation, Annecy, 2016 ; Sélection ACID, Cannes, 2016
Visible sur le site francetv jusqu’au 21.06.21