La revue « Lire au collège », publiée en ligne par le CRDP de l’académie de Grenoble, consacre son numéro de l’hiver 2013 aux questions que l’avènement du numérique posent aux professeurs de français. Question culturelle, presque identitaire : comment passer harmonieusement, positivement, de la littérature à la « littératie », sans renoncer aux « humanités », voire en les revitalisant ? Question pédagogique aussi : quels dispositifs et activités mettre en place avec les TICE pour développer chez les élèves de réelles compétences de lecture-écriture-publication ? Pour trouver des réponses à ces questions cruciales, « Lire au collège » propose un très riche ensemble de réflexions théoriques et de comptes rendus d’expériences : « De pages en p@ges ».
Catherine Bizot, inspectrice générale de lettres, donne le la pour ce qui reste à orchestrer dans l’enseignement du français au moment où l’écran se substitue peu à peu au livre : « Le rapide déploiement des médias numériques comme instruments d’écriture et de lecture définit l’horizon d’un changement culturel profond qui pose des questions essentielles aux pédagogues, en particulier sur les modalités de transmission et d’approche des textes et de l’écrit. ». La lecture numérique, souligne-t-elle, est en effet une chance, tant elle invite le lecteur à de nouveaux gestes et de nouvelles postures, mais elle constitue aussi un défi, tant ceux-ci sont d’ordre culturel, et restent donc à apprendre : « il s’agit de mettre en place des usages critiques et conscientisés des dispositifs que [les élèves] utilisent, de leur permettre de se les approprier et de prendre le recul nécessaire à un usage autonome de ces outils afin qu’ils deviennent des instruments structurants, au service de leur liberté d’invention et d’expression, de pensée et d’action, d’échange et de création. »
Catherine Bizot éclaire les mutations en cours et leurs enjeux en reprenant certaines analyses de chercheurs, en particulier celles de Thierry Baccino, professeur en psychologie cognitive : « La lecture sur écran demande au cerveau plus de travail et de rapidité : il doit faire en permanence des choix comme cliquer ou pas sur un lien, opérer des sélections pertinentes dans une liste ou dans un menu, valider pour poursuivre une lecture, pour l’orienter dans une direction plutôt qu’une autre, d’une page vers une autre, etc. « Les zones qui régissent les prises de décision sont donc plus sollicitées que pour une lecture sur papier ». Pour devenir un lecteur expert, il faut savoir trouver son chemin parmi les multiples signes qui balisent le parcours visuel et intellectuel de l’internaute, connaître les codes et les règles qui régissent l’ordre d’apparition des textes sur la toile, être capable de repérer et de sélectionner les informations pertinentes en les mettant en contexte, de reconnaître les sources et de rapprocher des contenus hétérogènes pour les interpréter, etc.
Bref, lire en ligne est une tâche bien plus complexe que ne le laisse imaginer l’apparente évidence et immédiateté des éléments textuels qui apparaissent sur l’écran. » Dès lors, l’enseignant doit inventer de nouveaux dispositifs susceptibles d’enrichir la relation à l’écrit des élèves, par un usage du numérique tout à la fois réfléchi et créatif, autonome et collaboratif. Quelques voies sont ainsi tracées : « libérer l’approche du texte d’un certain formalisme où il s’était parfois enfermé, pour l’ouvrir à de nouveaux espaces d’échange, de tâtonnement et de découverte, le laisser déborder dans les marges, s’enrichir de nouvelles relations intertextuelles et hypertextuelles, de nouvelles écritures en réseau, mais aussi de nouvelles voix, de nouvelles images et de nouveaux gestes… »
Parmi les nombreux exemples qu’offre « Lire au collège » pour illustrer ces pistes, Catherine Berger, professeure documentaliste à Saint Étienne de Saint Geoirs, présente un projet de collaboration numérique entre collégiens : à travers un blog collaboratif et l’utilisation d’outils nomades, il s’agit de « s’approprier Internet et les nouveaux outils de communication pour favoriser les échanges avec des collégiens du Sénégal », tout à la fois d’éduquer aux nouveaux médias et de casser les stéréotypes pour que les élèves deviennent pleinement « citoyens du monde ».
Christiane Chydériotis, professeure de lettres au collège Jean Charcot de Lyon, explore les intérêts pédagogiques de la tablette tactile en cours de français. Elle a ainsi expérimenté à l’aide de « l’ardoise magique » différentes activités : lancer des recherches lexicales autour du vocabulaire médiéval, mettre en place un « parcours d’écriture » pour guider un travail de rédaction, faire créer aux élèves un diaporama en trois ou quatre diapositives comme support pour un compte rendu de lecture oral, compléter une carte heuristique en synthèse de séance avec Mindjet, donner à lire des documents et textes plus variés, tenter l’écriture collaborative avec Etherpad … Bilan pour la lecture : « En comparaison avec la même activité, proposée antérieurement avec photocopies distribuées à chacun, il s’est encore avéré que l’attention portée aux textes a été bien meilleure grâce, de l’aveu même des élèves, à un plus grand confort de lecture, oserai-je dire plaisir ? Lit-on à la fois avec ses yeux et avec ses doigts ? » Bilan pour l’écriture : « Par rapport à un travail de groupe traditionnel, les échanges ont été plus productifs, plus stimulants comme si les enjeux étaient plus importants (s’entendre, répartir les tâches, finir à temps, se corriger, ne pas effacer inutilement…). »
Françoise Cahen, professeure de lettres au lycée Maximilien Perret d’Alfortville, propose des exemples précis et variés de démarches susceptibles de faire vivre avec les TICE la lecture suivie d’une œuvre, d’aider les élèves à y trouver à la fois du plaisir et du sens. Quelques suggestions : réaliser la bande annonce d’une nouvelle de Maupassant, la couverture et la quatrième de couverture d’un livre, un reportage sonore sur un événement d’actualité évoqué dans une œuvre, l’interview imaginaire (sonore ou vidéo) d’un personnage ou de l’auteur, une publicité pour un voyage dans un lieu du roman, l’enregistrement d’une adaptation théâtralisée (dialogue ou monologue) d’un extrait ou d’une chanson inspirée d’un passage, un diaporama illustrant le monologue d’Harpagon (en prenant des photos qui mettent en scène le texte, avec l’enregistrement en parallèle des paroles), des quiz interactifs à l’attention des autres élèves à l’aide du logiciel « hot potatoes » ou bien de « didapages »… Les résultats, souligne Françoise Cahen, sont « spectaculaires », tant les élèves se sentent actifs, valorisés, stimulés. Elle livre aussi quelques précieux conseils pour contourner certaines difficultés qui peuvent se présenter, notamment la question de l’évaluation ou de la gestion des fichiers transmis par les élèves.
On méditera avec profit sa conclusion : « Mais en général, l’enthousiasme des collégiens ou des lycéens est vraiment au rendez-vous et ma plus belle récompense cette année a été d’entendre un élève répondre à la question « Quelles sont les drogues dures que vous connaissez ? » lors d’une matinée de sensibilisation avec un intervenant : « Nous, monsieur, notre drogue dure, ce sont nos devoirs de français ! ».
Jean-Michel Le Baut