Pourquoi les filles sont-elles moins bonnes en maths ? Pourquoi les enfants des milieux populaires réussissent moins bien en sciences que les plus favorisés ? Clémence Perronnet, sociologue, maitresse de conférences, ne s’est pas bornée à lire les statistiques. Elle a interrogé des enfants de milieu populaire et leurs familles pour comprendre comment les inégalités en sciences se créent. Elle montre aussi quand elles apparaissent à travers un malentendu sur les sciences entretenu entre le primaire et le second degré. Un livre qui concerne toute l’Ecole.
On a de nombreuses études sur l’enseignement des maths en lien avec les inégalités. La particularité de la votre c’est que vous êtes allée au contact des enfants dans une approche ethnographique pour voir comment se fabrique l’inégalité devant les sciences. Pourquoi ne pas vous être contentée d’un regard statistique ? Que vous apporte cette enquête ethnographique ?
Effectivement on a des données statistiques sur les réussites et les compétences des enfants en maths et en sciences avec les évaluations nationales et internationales. Mais ce qui m’a interessé c’est chercher à mieux comprendre ce qui se passe pour les jeunes. Et c’est l’avantage d’un enquête qualitative, avec des entretiens longs avec les enfants, de voir comment les choses se passent. Cela permet aussi d’écouter ce que les enfants disent. Cela donne d’autres explications. C’est finalement très complémentaire.
Du coup quel rôle jouent les familles dans la construction de ces inégalités ?
Elles ont un rôle car il y a des identifications familiales. Certaines familles se disent littéraires, par exemple. Et cela a des effets sur les enfants. Car même s’il n’y a pas d’encouragements ou d’interdits cette compréhension collective de la famille influence les enfants. Mais l’enquête montre aussi les limites de cette influence. Car elle vient toujours en interaction avec l’influence de l’école. Si les jeunes filles de milieu populaire ne vont pas vers les sciences ce n’est pas à cause de leur famille. C’est bien plus subtil que cela. Jouent aussi la question des moyens. Par exemple la famille n’a pas les moyens d’acheter des jouets scientifiques. Beaucoup va dépendre de l’histoire scolaire des parents et des ainés de la famille dans cette relation avec l’école.
L’expérience de la culture scientifique dans la famille c’est fondamental et suffisant pour un avenir de scientifique ?
Suffisant non. Mais nécessaire. Avoir des membres proches de la famille qui ont fait des études scientifiques est très corrélé avec le fait que les enfants en fassent. Avant de m’intéresser aux sciences je faisais de la sociologie des pratiques culturelles. Il y a des pratiques de loisir comme des lectures scientifiques, des jeux scientifiques (Lego, boites de petit chimiste etc.), des sorties scientifiques. Et ces objets sont très inégalement répartis. Une des difficultés que rencontrent les enfants de milieu populaire c’est que ces objets et ces pratiques sont très peu répandues dans leurs familles. Or ce sont ces pratiques culturelles réalisées en famille qui sont valorisées à l’école. Finalement cela joue beaucoup sur la possibilité de réussir en science à l’école.
Vous montrez qu’il y a un lien entre le rapport aux sciences, la classe sociale et le genre. Cela semble assez universel. Donc c’est naturel ?
Cela peut sembler universel, mais ce n’est pas si simple. Si dans de nombreux pays le rapport aux sciences est lié à l’origine sociale et au genre, la situation n’est pas la même partout. Et ce n’est pas parce qu’on observe ces inégalités à grande échelle qu’elles sont naturelles. L’argument naturel est souvent utilisé pour expliquer que les femmes soient moins scientifiques parce que leur cerveau les porterait vers les langues. Mais cet argument marche beaucoup moins quand on l’applique aux pauvres.
En fait pour contrer ces explications naturalisantes il faut regarder les moments dans la vie des enfants où les inégalités apparaissent. A 15 ans filles et garçons ne s’intéressent pas de la même façon aux sciences, les filles ayant moins d’intérêt pour elles. Mais si on regarde au primaire on n’a pas ces différences. Donc les inégalités apparaissent à un moment et se construisent.
Un des points intéressants du livre c’est de chercher le lien entre religion et le gout des sciences. La religion éloigne des sciences ? Par exemple l’islam ?
Je n’ai travaillé que sur un petit échantillon et je me garderai d’en tirer de grandes conclusions. Mais en parlant avec des enfants et des mères je n’ai pas retrouvé les craintes que l’on entend chez les professeurs ou les médiateurs scientifiques : l’idée qu’il y aurait un rejet des sciences par les familles religieuses. S’il existe il est très minoritaire.
J’ai observé, et j’en parle dans le livre, chez les enfants une compréhension subtile des différences entre la croyance et le fait scientifique. Et bien que l’islam soit souvent désigné comme posant problème dans le rapport aux sciences, je n’ai pas vu cela. Je n’ai rencontré qu’une famille opposée aux sciences et elle était catholique.
Ce que j’ai retenu des discussions avec les enfants est moins caricatural. J’ai observé une compréhension assez fine de ces enjeux. Les enfants ont compris ce qu’on peut leur reprocher d’être anti-sciences car croyants. Ils expliquent très bien la différence entre ces deux domaines.
Quelle place l’Ecole a t-elle dans la construction des inégalités face aux sciences ? Quand le décrochage se produit -il ?
L’école a un rôle ambivalent. A la fois elle donne le gout des sciences chez les plus jeunes. Mais elle le reprend ensuite. A l’école primaire les enfants découvrent les contenus scientifiques. Puis il y a un second moment qui est celui du désamour des sciences pour une partie des enfants. Cela se produit au collège en 5ème.
C’est un phénomène complexe. Les enfants de milieu populaire font peu de sciences à l’école : beaucoup moins que ce que demandent les programmes. Ils quittent le primaire avec une compréhension des sciences qui s’appuie sur des expérimentations, des pratiques concrètes. En éducation prioritaire, par exemple, on propose souvent aux enfants des sciences plus concrètes. Et ça se passe très bien à l’école.
Mais au collège l’enjeu de l’éducation scientifique change. On demande aux élèves, en SVT et physique-chimie, des approches différentes de plus en plus déconnectées du concret. Pour une partie des élèves, ceux qui ne peuvent pas s’appuyer sur des ressources extérieures à l’école, une confusion s’installe. Les sciences que les enfants aimaient à l’école disparaissent et sont remplacées par quelque chose qui a le même nom mais est très différent. Les élèves bien notés au primaire sont en échec et ne comprennent plus. Ils disent que ce n’est pas des sciences. Ils s’en détachent.
Récemment j’ai interviewé une enseignante qui emmène ses élèves ramasser des roches au pied de son lycée pour les faire analyser par les élèves. Elle introduit le regard scientifique dans le vécu quotidien de ses élèves. Il y a t-il des pratiques pédagogiques plus favorables au développement du gout des sciences ?
Donner le goût des sciences c’est une chose. Réussir dans la voie scientifique c’est autre chose. Si on veut aider les élèves à réussir en sciences il faut prendre conscience du type de contenu scientifique qu’on leur propose. Il faut être conscient du registre où on se situe et dy type de réaction qu’on attend. Il vaut mieux en parler avec les élèves pour éviter les malentendus. Plus c’est explicité, plus les pré requis sont donnés plus on a de chance d’éviter les malentendus.
C’est avec les sciences que l’Ecole trie les élèves. Cela renforce les sciences ou les affaiblit ?
Cela dépend du point de vue. L apolitique actuelle qui accentue le tri scolaire par les sciences pense que cela renforce une partie des sciences. On ne garde que les meilleurs ou , comme dit un inspecteur général, « on a en maths les élèves qui aiment vraiment cela ». On peut dire que ça marche : on va avoir des médailles Fields.
Mais si on voit les choses différemment, on peut dire que cela affaiblit les sciences. Car cela maintient les institutions scientifiques dans les mains d’un petit nombre de personnes homogènes qui sont seules à modeler les savoirs qui vont impacter nos vies demain. Et cela me semble néfaste car on continue à produire des savoirs tronqués ou qui ne tiennent pas compte de leurs implications sur les personnes. On a des exemples de cela avec des applications technologiques des connaissances scientifiques ou de l’intelligence artificielle. Le fait que le corps scientifique soit composé de gens identiques empêche de voir beaucoup de choses. Au final cela discrimine les femmes , les minorités et les pauvres.
Vous dites que pour défendre les sciences il faut déjà changer la langue. Ce qui renvoie à des débats actuels. Si les inégalités face aux sciences se reproduisent c’est parce que c’est l’ultime rempart du patriarcat ?
Ultime je ne sais pas. Mais c’est sur que les sciences sont un rempart majeur du patriarcat. On le voit par exemple dans le développement de l’informatique. Au départ c’était une science jugée peu intéressante et laissée aux femmes. Plus l’informatique a pris de lettres de noblesse, plus c’est devenu un bastion où les femmes et les minorités ont du mal à entrer. Les sciences sont un lieu de pouvoir encore très bien défendu.
Propos recueillis par François Jarraud
Clémence Perronnet, La bosse des maths n’existe pas. Rétablir l’égalité des chances dans les matières scientifiques. Editions Autrement, ISBN 978-2-7467-5573-4, 19€