N’en déplaise aux arbitres de l’élégance et aux esthètes raffinés, « La Pièce rapportée » de Antoine Peretjatko s’adresse aux spectateurs sans préjugés, ouverts à la comédie déjantée, au vaudeville politique et autres mélanges des genres au mauvais goût assumé. Après « La Fille du 14 juillet » en 2013 et « La Loi de la jungle» en 2016, deux premiers longs métrages iconoclastes et libertaires, pulvérisant les bonnes manières, le jeune cinéaste s’attaque cette fois au ‘racisme de classe’ et aux rapports de domination, à travers une fiction burlesque et rocambolesque, foisonnante d’aventures abracadabrantesques et d’inventions formelles alliant fantaisie légère et satire féroce. En s’inspirant de la nouvelle ‘Il faut un héritier’ de Noëlle Renaude, le réalisateur nous embarque dans une histoire à tiroirs, narrant, avec un humour ravageur, l’expérience d’Ava, jeune guichetière à la RATP, à la rencontre de son futur époux, Paul Château-Têtard, cœur et fortune à prendre, fils unique d’une famille grande-bourgeoise, habitant un hôtel particulier du XVIème arrondissement de Paris. Derrière le récit romanesque de l’ascension d’une ‘transfuge’ à l’inconscience désarmante, Antoine Peretjatko nous offre un spectacle hilarant et dérangeant qui interroge la perpétuation de l’ordre établi.
Ava la roturière au pays des grandes fortunes
La première séquence intrigue : une jeune femme charmante sort d’un hôtel particulier d’un quartier chic en tailleur strict et se cache pour ôter illico presto les vêtements recouvrant une tenue légère et pimpante. Voici Ava (Anaïs Demoustier) et son mystérieux comportement souligné par la voix off d’un conteur, une voix tantôt explicative, tantôt accompagnatrice des spectateurs perdus dans les méandres du récit. Ainsi un premier flash-back (suivi de nombreux autres bizarrement enchâssés à intervalles réguliers sans compter d’audacieuses ellipses) nous apprend les circonstances d’un fâcheux accident aux conséquences tragiques survenu lors d’une chasse à cour. L’ordre de tirer ayant été donné à mauvais escient, c’est une hécatombe chez les chasseurs et, entre autres, un mauvais coup de fusil fait perdre l’usage de ses jambes à Adélaïde Château-Têtard (Josiane Balasko), grande-bourgeoise, veuve et mère d’un fils unique vivant sous le même toit) à se déplacer dans un fauteuil roulant manipulé avec attention par un domestique attitré Raoul (Sergi Lopez).
Mais revenons à Ava la charmante piétonne parisienne, contrôlée dans le métro pour défaut de titre de transport et incapable d’explication claire auprès de ses futurs collègues. A peine a-t-elle pris son poste de débutante au guichet de la RATP que se présente un drôle de zigue affublé d’une tignasse jaune, habillé de couleurs claires et désuètes. Paul Château-Têtard (Philippe Katerine, parfait), grève des taxis oblige, cherche à prendre le métro pour la première fois de sa vie – à 45 ans- pour rejoindre l’aéroport et gagner Antibes ( !) et il demande son chemin à la jeune préposée au sourire avenant. Bien vite, l’idée d’aller boire un verre ensemble à la surface de la terre l’emporte sur la perspective d’un trajet à la durée improbable et aux conditions beaucoup plus aléatoires qu’un transport en Rolls avec chauffeur. De confidences déroutantes (Paul connaît son premier coup de foudre) en promenades en barque (Paul à qui Ava demande s’il se sent romantique avoue ne s’être jamais posé la question), Ava franchit le seuil de l’hôtel particulier, découvre le décor chargé à la richesse ostentatoire et aux couleurs rouge brun d’un mauvais goût achevé.
Au milieu trône la Reine-Mère sur son fauteuil roulant, affichant d’emblée une hostilité à peine voilée à cette fille pauvre convoitée par son fils chéri (et unique héritier d’une grosse fortune, construite depuis plusieurs générations sur la fabrication de systèmes mécaniques d’ascenseurs innovants et grâce au soutien à des armées occupantes et dictateurs de tous poils…).
Faux-semblants et retournements : les jeux de l’amour et du hasard
Tout est bien qui pourrait finir bien : Ava la fille sans le sou épouse le fortuné fils à maman, malgré l’opposition maternelle. La nouvelle mariée découvre avec gourmandise les privilèges du luxe et du loisir perpétuel tandis que son mari ému comme un premier communiant savoure l’amour qu’il n’a jamais connu auparavant. Las, Adélaïde la tyrannique ne les laisse pas en paix. Non contente de houspiller à longueur de journée sa servante Conchita et Raoul le domestique responsable du bon fonctionnement du fauteuil roulant (et autres prothèses mécaniques avec télécommande au fonctionnement dangereusement erratique), la belle-mère acariâtre interroge à voix haute (et à table) les amants sur les moyens déployés pour avoir un enfant dans les plus brefs délais.
Gagnée par l’ennui, Ava se met à sortir l’après-midi seule et Adélaïde, toute à sa méfiance jalouse, diligente un enquêteur (avec Philippe Duquesne en Dulac, l’intraitable chef de l’agence) pour faire suivre sa belle-fille car ‘la petite pute’ a forcément un amant. Elle ne croit pas si bien dire mais, là encore, rien ne se passe comme dans les enquêtes habituellement mises en scène à l’écran. Jérôme (William Lebghil, virtuose de la duplicité apparente) le détective débutant chargé de suivre Ava s’y prend si bien qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre.
Les mensonges de l’une pour justifier ses sorties (visites de musées, promenade au zoo…) et les mensonges de l’autre pour motiver le non-aboutissement de la mission confiée (pas de découverte d’une liaison coupable, d’où l’invention d’un agenda culturel pour les loisirs supposés d’Ava…) ne calment en rien la fureur de Mme Château-Têtard. Pourtant, pour notre part, nous assistons à d’incroyables aventures aptes à nourrir le désir fougueux et le goût de l’aventure des deux tourtereaux clandestins. Aussi ne dévoilerons-nous pas les rocambolesques circonstances menant le jeune amant Jérôme, tout nu, le sexe caché par un pagne de feuilles vertes, à s’emparer d’une contrebasse posée dans un jardin public pour y faire entrer Ava nue dissimulée de la sorte aux regards indiscrets puis à refermer le couvercle pour la transporter plus facilement, avant que le groupe de musiciens ne récupère l’instrument qui lui appartient sans en connaître l’insolite contenu…
Dissonances et répétition : le triomphe de la Rolls blanche
Mélange insolent des genres, comique des situations les plus incongrues de la grosse artillerie aux envolées poétiques, retournements et révélations à tiroirs (Adélaïde entretient une relation amoureuse de longue date avec Raoul et connaîtra la souffrance ‘amoureuse’, elle rêve d’une tendre amitié avec Ava et se réveille comme s’il s’agissait d’un cauchemar… . Jérôme semble faire preuve de lâcheté lorsqu’il renonce à Ava, après son renvoi de l’agence de détectives pour faute professionnelle…). Vérités et mensonges se conjuguent pour mettre au jour un monde hors sol, déconnecté de la réalité sociale et perpétuant l’entre-soi des dominants.
Maniant sans tabou la caricature sauvage avec une énergie et une fantaisie revigorantes, le cinéaste fait basculer dans la folie à enfermer (nous verrons l’ambulance arriver) celle qui incarne l’arrogance et les certitudes de la grande bourgeoisie, la sidérante Adélaïde (incarnée avec brio par Josiane Balasko), prête à faire pratiquer un test ADN à sa belle-fille d’extraction modeste pour y déceler ‘le gène de la pauvreté’. Autant le dire tout net : Antoine Peretjatko ne croit pas qu’il suffise d’acheter une glace en cornet en donnant à la marchande ambulante un billet de cinquante euros pour faire vivre la théorie du ruissellement.
Et l’auteur de « La Pièce rapportée » laisse s’imprimer en nous l’image troublante d’Ava (Anaïs Demoustier jouant avec bonheur les imperceptibles variations d’un personnage insaisissable), chignon et tailleur ajustés, à bord d’une Rolls blanche, tandis que défilent derrière la vitre des bidonvilles que la passagère ne remarque pas.
Samra Bonvoisin
« La Pièce rapportée », film de Antoine Peretjatko-sortie le 1er décembre 2021