En 2022, nous avions été frappés par la noirceur radicale de Tori et Lokita (Prix spécial du 75ème Festival de Cannes), conte terrifiant et tragédie moderne centrés sur deux héros vulnérables, une adolescente et un petit garçon venus d’Afrique luttant pour leur survie de migrants, seuls au monde en milieu hostile, avec pour seule arme une amitié indéfectible.
Vingt-six ans après Rosetta et son serment de tout faire ‘pour ne pas tomber dans le trou’, Jeunes Mères nous offre une réflexion incarnée sur la recherche du lien, la hantise de la répétition, le désir d’une autre vie pour soi et son enfant, Jean-Pierre et Luc Dardenne tissant un drame collectif qui nous relie, au-delà de l’intime, à de jeunes personnes précocement confrontées à l’inhumanité du monde.
Jessica, Perla, Julie, Ariane et Naïma, des adolescentes face à la maternité
Hébergées dans un foyer d’accueil, cinq jeunes mères ou futures mères en situation précaire (celles qu’on appelait encore, il n’y a pas si longtemps, péjorativement des ‘filles-mères) partagent un quotidien fragile et inquiet, soutenu par une petite équipe débordée de travailleurs sociaux, d’une ‘maison maternelle’ près de Liège. Un lieu ‘communautaire’, point de départ de la démarche documentaire à l’origine de la fiction et de la mutation du point de vue adopté par les réalisateurs et de l’élargissement de leur focale de l’individuel au collectif.
Les admirateurs des Frères Dardenne connaissent depuis La Promesse (film remarqué à La Quinzaine des Réalisateurs en 1996) leur prédilection pour l’exploration du lien entre père et fils, parent et petit, adulte et enfant ; une relation complexe, ambivalente, formatrice ou dévastatrice, dont il s’agit souvent de s’affranchir dans la douleur ; des fictions dédiées, majoritairement, à un personnage central dont les cinéastes épousent, souvent dans une grande proximité empathique, le rude parcours .
Pour la première fois, se dessine sous nos yeux une fiction chorale, permettant cependant de faire émerger des personnages féminins confrontés à une maternité précoce, involontaire voire refusée, – des rôles servis par un casting de jeunes actrices épatantes -, et saisissant très vite les doutes et les affres de chacune.
Comment rêver de ‘faire famille’ avec son bébé et un jeune père immature ? Comment accepter son enfant alors que sa naissance l’a emporté sur le désir d’avortement auquel on a renoncé ? Comment affronter l’ambivalence du lien avec la mère, sa toxicité, sa violence, son incapacité à donner ou, a contrario, son absence totale de reconnaissance par abandon à la naissance ? Et si l’enfant né était plus épanoui, plus heureux dans une famille d’accueil choisie qu’avec une très jeune mère qui espère reprendre ses études ? Et les possibilités d’un amour en couple ? S’en sortir à deux ou être satisfaite d’une maternité assumée et solitaire ?
Interrogations existentielles, une nouvelle génération de jeunes arrachées à l’enfance
Autant de ‘cas de figure’ suggérés par la fluidité d’un montage mêlant les trajectoires, alternant plans-séquences contemplatifs et brefs plans emportés, ellipses et béances, au point de faire saillir, au-delà des individualités subtilement approchées, les flux d’amour et de haine, le besoin de reconnaissance et les moments de détresse, les tentations autodestructrices et les élans d’affection, propres à des jeunes filles à peine sorties de l’enfance. A fortiori dans un contexte de dénuement matériel et affectif.
Pas d’ostentation dans la mise en scène mais le souci attentif de l’observation d’une métamorphose en cours, dans le mouvement même de celles qui la vivent, dans la spontanéité d’une réaction ou l’obstination d’une détermination.
Nous y voyons des adolescentes, mères prématurées, face à des responsabilités plus grandes qu’elles-mêmes, qui les grandissent et, parfois, introduisent une faille temporelle et ouvrent notre cœur et notre sensibilité à une autre réalité. Ainsi de Jessica, la jeune obstinée à retrouver coûte que coûte la mère qui l’a abandonnée à la naissance et a déjà infligé une ‘fin-de-non-recevoir’ à sa demande d’explication. Tirant le landau où repose son enfant, elle arrive jusqu’à la ville et l’entreprise où sa mère demeure et travaille, a refait sa vie. Devant la tôle entrouverte d’un entrepôt, elle aborde à nouveau sa génitrice rétive à tout geste d’affection. Brusquement, elle l’étreint et l’embrassade dure. Elle formule le souhait de prendre une photographie ‘pour l’enfant’. Tout soudain, la mère enlève sa blouse blanche et elle apparaît dans un tee-shirt rouge et l’esquisse d’un sourire. ‘Entre donc. Nous serons mieux à l’intérieur ’.
A l’impossible Jessica s’est tenue. Et Jean-Pierre et Luc Dardenne nous en restituent le mystère.
Forme en rupture, radicalité du propos
Aux antipodes de la supposée répétition d’un style reconnaissable, les cinéastes inventent un nouveau territoire de fiction, en rupture avec leur propre mode de narration et d’appréhension des réalités vécues et transcendées.
Ici, les auteurs tentent une approche douce et précautionneuse de nouvelles générations d’adolescentes jetées sans coup férir dans l’âge adulte à travers leur expérience singulière de la maternité, dans un contexte à la fois de ‘communauté’ de situation (et prise en charge bienveillante par des services sociaux sous tension) et d’immense solitude matérielle, affective, sociale, ontologique même.
Comme si la liberté prise au fil du tournage et de la réalisation par les Frères Dardenne, s’était trouvée contaminée par la liberté de corps et d’esprit dont font preuve Julie, Naïma, Perla, Jessica et Ariane, les cinq personnages en quête d’elles-mêmes. Selon le vœu de leur initiateur, les personnages féminins sont-ils devenus des personnes humaines « autrices » bon an mal an de leur propre vie et de celle de leur enfant ? Alors qu’elles sont soumises à la fois à la remise en cause du patriarcat, à la défaillance de mères seules et démunies ; et à l’injonction du libéralisme dominant, chantre de l’individualisme.
In fine les Frères Dardenne, à travers ces Jeunes Mères, nous donne à regarder et à aimer un portrait de groupe, en pointillés de toute beauté et légèreté, un portrait tremblé, habité fugitivement par quelques figures intenses et justes des sursauts d’indépendance, des choix d’avenir, des remèdes au déterminisme social et à la détresse intime, tous bricolés sans boussoles ni repères.
Dans le désordre du monde, le duo fraternel réussit la captation sensible et délicate des traces singulières de personnes humaines qui résistent à l’effacement. Un geste politique. Un grand film.
Samra Bonvoisin
Jeunes Mères de Jean-Pierre et Luc Dardenne-Sélection officielle, Compétition, Festival de Cannes 2025
En hommage à Emilie Dequenne, grande comédienne disparue récemment, Prix d’interprétation Cannes 1999 pour Rosetta, également Palme d’or, le film est projeté en clôture du Festival
Il était une fois…Rosetta, documentaire consacré au tournage est en visionnage et accès libre jusqu’au 18 septembre 2025 sur le site d’arte.tv
