Qu’est-ce que l’idéal ?
L’idéal est une représentation mentale de la perfection, de ce vers quoi l’on tend. Il ne peut correspondre à une réalité tangible, ni s’inscrire dans un contexte existant. C’est une visée inatteignable qui se distingue d’un objectif, qui, lui, peut être atteint quand on en a les moyens.
L’idéal, une fonction dynamisante ?
L’idéal sous-tend et dynamise la façon d’être, les orientations et les engagements de chaque être humain, au regard de ce qui pour lui a de la valeur et du sens. L’idéal suscite le désir d’être et d’agir des élèves, en fonction de ce qu’ils aimeraient que leur environnement s’accorde avec ce qu’ils souhaitent être et devenir.
L’idéal est le support du désir, le vecteur d’une espérance ayant un caractère d’utopie. Il constitue le principe dynamique des efforts de changements vers un mieux. Il soutient l’investissement des élèves dans leur confrontation aux difficultés.
Un idéal partagé est un puissant levier de mobilisation collective. La mise en forme d’un idéal commun s’opère au moyen des « grands récits » que sont les histoires magnifiées des familles, des nations, des religions, comme des activités humanitaires, sportives ou culturelles. Leur fonction est de rassembler et de fédérer autour de valeurs incarnées dans la figure des héros, support d’identification et de dépassement. Il s’agit d’une construction magnifiée des faits qui organise une vision désirable de l’appartenance commune.
Quels effets inhibiteurs de l’idéal ?
L’idéal étant inatteignable, on ne peut être que déçu si on le compare à l’ordinaire d’une réalité ou d’une vie. L’invalidation est encore plus forte quand l’environnement compare un progrès accompli avec l’idéal attendu. Il y a démobilisation : « À quoi bon s’investir dans une tentative aux résultats inatteignables ? ». En comparaison avec l’idéal, le réalisé ne peut être regardé que comme insuffisant, voire sans valeur. C’est l’effet pervers et destructeur de certains usages des pédagogies par objectifs et des dispositifs d’évaluation, au regard des moyens alloués et des transformations à opérer.
Au regard de l’idéal, un élève n’est et ne sera jamais à la hauteur de ce qu’il aurait aimé faire ou dû être. L’idéal, délogé de son caractère de visée, c’est-à-dire de ce vers quoi l’on tend sans jamais prétendre l’atteindre, perd sa fonction de dynamisation. Maquillé en objectif, l’idéal devient inatteignable et rend dérisoires les résultats, quels que soient les efforts des élèves. Il fige alors le désir d’apprendre.
Soumettre l’idéal à l’examen critique ?
Il est indispensable d’interroger les idéaux afin d’en expliciter leur caractère d’absolu et de perfection inatteignable. Questionner leurs fondements en termes de valeurs, d’éthique, de références conceptuelles et les confronter aux systèmes régissant un contexte et aux réalités vécues, c’est apprendre la mise en examen critique des croyances. Pour élucider les effets de la dynamique de l’idéal, celle-ci doit encore être « problématisée ». D’un côté, l’idéal mobilise les énergies en permettant de tendre non pas vers une perfection mais vers un mieux, en convoquant à l’engagement. D’un autre côté, il est une injonction se prêtant aux différentes formes de manipulation et d’asservissement plus ou moins librement consentis.
Dès qu’une une institution, une fonction, un dispositif, doivent répondre à des attentes idéales, il est impératif de poser la question des moyens à mettre en œuvre pour pouvoir répondre au niveau des visées idéales énoncées. Face à des attentes « idéales », des moyens idéaux devraient être mis en œuvre. C’est « là où le bât blesse ». Faute de moyens à la hauteur des attentes, les professionnels, confrontés aux réalités, se retrouvent dans une place intenable.
Quels sont les enjeux de la prise en compte de l’idéal ?
Au plan politique : Les politiques, les décideurs affirment et célèbrent les idéaux en termes de valeurs, de visées et de finalités. Ils passent sous silence l’état de la situation et ce que de telles orientations engagent comme moyens, comme coûts, et comme renoncements. Les idéaux, brandis comme des étendards « à moyens constants » ne sont plus alors que les pièges de type « miroirs aux alouettes » manipulant par la séduction.
Au plan managérial : L’injonction de perfection, tel le « zéro défaut » ou « la tolérance zéro », est en contradiction avec l’idéal qu’elle est censée servir. Le zéro défaut étant la norme obligée, il ne devient plus possible de reconnaître et de signaler la moindre erreur. Quant à la tolérance zéro, elle ouvre à la surenchère de qui sera le plus intolérant.
Au plan institutionnel : Le rappel des idéaux crée une mobilisation collective autour des valeurs partagées. Cela nécessite une confrontation aux réalités impactées par les idéaux préconisés et la mise à disposition des moyens indispensables à une réalisation tangible des orientations. Faute d’un débat collectif confrontant les visées, les difficultés et les moyens alloués, les acteurs de terrain sont mis dans une situation intenable entre leur adhésion aux valeurs énoncées et ce qui leur est possible de réaliser. S’ils s’engagent dans la perspective idéale, ils vont à l’épuisement. S’ils revendiquent les moyens indispensables, ils sont vécus comme reniant les valeurs communes.
Au niveau des élèves : En comparaison avec l’idéal attendu, ce qui est réalisé par un élève apparaît insuffisant, alors même que sa production, en écart de ce qui était prescrit, peut être considérable, voire exceptionnelle. Cela ouvre la nécessité pour certaine matière d’une « évaluation » en termes d’appréciation écrite gratifiante, accolée au contrôle des connaissance exprimé par la note. Il faudrait aussi que chaque élève puisse dire ce qui le mobilise dans ce qu’il apprend à l’école et ce qu’il pense pouvoir en faire dans sa vie, pour que l’écart entre l’idéal pédagogique visant à mobiliser l’ensemble d’une classe et ce qui mobilise chaque élève soit fécond.
Quel serait l’idéal pour des enfants subissant des conditions de vie insécure ?
C’est être aimé dans la continuité. Être aimé au-delà d’une attente, hors du chantage affectif et de la soumission aux attentes d’autrui.
Aimer un enfant dans la continuité, c’est assumer les transgressions de l’enfant, ses révoltes, ses violences, parce qu’il vit quelque chose de compliqué et on va être là, on ne va pas le lâcher. C’est la problématique de la protection de l’enfant : l’enfant va toujours pousser la personne solide, il l’aime, mais il va parfois la pousser à bout pour savoir jusqu’où elle ira.
C’est l’utopie, par exemple, des enfants de parents séparés qui souhaitent que les parents se réunissent, se retrouvent et qui souhaitent avoir une trace qu’ils ont été conçus dans une relation de désir.
En quoi l’idéal d’un enfant qui arrive à l’école peut-il se concilier avec celui de l’enseignant ?
Tu poses une question qui n’est pas seulement la question de l’idéal, mais qui va se cristalliser dans les rapports à l’idéal. C’est celle de l’altérité et l’altération : l’idéal de l’un va altérer l’idéal de l’autre.
D’abord, il n’est pas du tout garanti que l’idéal de l’enfant, c’est d’apprendre, et que son idéal, que sa vision du monde colle avec la vision du monde de l’enseignant. De plus, il n’y a pas que l’enseignant : on ne peut pas isoler l’enseignant de l’institution école. Il y a un enseignant personne et il y a un enseignant fonctionnaire de l’éducation, c’est-à-dire qui remplit une fonction sociétale énoncée comme indispensable.
Donc, il y a plusieurs idéaux, il n’y a pas que deux personnes en présence. Et l’enfant n’est pas lui-même seulement porteur de son idéal, il est aussi le fruit d’une lignée, d’une histoire, d’un grand récit.
L’idéal, c’est toujours un lieu de conflit, par exemple, l’idéal du père et l’idéal de la mère. Ils ont dû s’associer, mais ce sont des conflits qui à un moment donné se sont fécondés pour le mieux, ou disloqués dans le pire.
Nous sommes là dans la problématique du rapport à l’autre, la conjugaison de deux perspectives qui se confrontent. Et c’est en ce sens qu’il y a humanisation. On ne peut pas grandir sans altération, et l’altération sans le respect de l’altérité, c’est de la destruction pure.
Quel pourrait être l’idéal de l’enseignant qui débute une année scolaire ?
Comprendre ce qui se passe, faire avec, et en sortir grandi. Quand on a été un consultant dans des équipes qui vont très très mal, tu commences par être mis à mal par l’équipe. Si tu ne comprends pas pourquoi ils te mettent à mal, tu risques de dire que ce n’est pas juste, alors qu’en fait, ils te mettent à mal pour savoir si tu tiens le coup. Et si tu tiens le coup, à ce moment-là, ils montrent leur vulnérabilité et on peut travailler avec les vraies questions qui les agissent.
Je pense qu’un enseignant qui débute dans une classe a peur, peur d’être « bouffé » par ses élèves, d’être maltraité. Et ce n’est pas aberrant que les élèves, dans un premier temps, ne le respectent pas. Donc, les élèves vont le tester et c’est la façon dont l’enseignant va essayer de faire rencontre, c’est-à-dire va les toucher à l’endroit où ils ont besoin d’être sécurisés, qui va être important. Il va falloir qu’on fasse alliance et qu’on se dise, on est attablés à une même difficulté, qui est de comprendre ce qui se passe quand on est soi-même en difficulté. Et quand les gens voient qu’on est attablé à quelque chose qui nous est commun et qu’on s’en sortira si on fait rencontre, ça se passera bien.
Et on en sort grandi : c’est toute la question de grandir en humanité et de l’éducabilité. Si je me positionne comme un enseignant qui a à apprendre aux autres, je me mets au-dessus, alors que si je me positionne comme quelqu’un qui a fait un cheminement et qui va rencontrer d’autres cheminements pour comprendre et agir ensemble, je ne peux qu’augmenter ma compréhension de la complexité du monde des vivants.
C’est toute la question du positionnement. Ce qui est compliqué pour un enseignant, c’est de comprendre qu’il ne peut pas se mettre à la place des élèves, mais qu’il est en égalité d’humanité face à une dynamique commune de devoir construire de la connaissance pour faire face à la réalité. S’il se prend pour quelqu’un d’arrivé, qui doit seulement enseigner, c’est-à-dire distribuer son expérience et son savoir, ça devient compliqué.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain
