Le modèle de « réussite scolaire » repose aujourd’hui – et depuis très longtemps – sur les études longues, difficiles, et sur la domination des disciplines « nobles » formant une culture légitime selon l’expression de Pierre Bourdieu, l’un des premiers à avoir montré que toute la culture scolaire est structurée par ces hiérarchies disciplinaires.
Cela a pour effet de déclasser immédiatement non seulement les études courtes, mais surtout les formations liées à des savoirs et compétences plus manuelles, pratiques, voire populaires. Une école de tous les savoirs serait une école dans laquelle l’ensemble des savoirs seraient mis à égale dignité. On tient là une condition d’une véritable démocratisation scolaire.
La question de la hiérarchie disciplinaire interroge depuis longtemps
La culture scolaire est fondée sur la culture classique : les langues anciennes, les connaissances historiques, scientifiques, littéraires, le par coeur, la scolastique, la dissertation, etc.
Bousculer cet ordre disciplinaire n’est jamais anodin. Par exemple, lorsque Najat Vallaud Belkacem touche au latin et grec en collège en 2016, c’est la bronca. Or on sait bien que ce ne sont pas les matières les plus utiles, mais elles véhiculent une image : celle de la connaissance, de l’érudition, de la civilisation. Dit autrement, celle de la bourgeoisie. Aujourd’hui encore, dans un conseil de classe, le professeur de musique, arts plastiques, technologie ou EPS a très rarement son mot à dire sauf pour « valoriser » un peu les élèves en difficultés : « oui mais il a une fibre artistique » ; mais cela ne change rien au diagnostic final.
Ce constat d’un déséquilibre des disciplines et de ses effets sur la reproduction des inégalités scolaires et sociales est ancien. On peut le faire remonter au XIXe siècle lorsqu’est posée la question de la place de l’éducation dans la culture ouvrière. Marx par exemple – qui n’était pas passionné par l’école – va plaider pour une « éducation « polytechnique » c’est-à-dire dans laquelle les savoirs intellectuels seraient mis au même niveau que les savoirs « techniques » ; ceci afin de permettre aux travailleurs d’acquérir des connaissances solides sur le monde du travail, de se forger leur propre expertise et de se prémunir contre l’inévitable exploitation capitaliste qui a tout intérêt à ce qu’ils ne soient que les techniciens d’une seule tâche et que l’essentiel se décide sans eux.
Depuis, l’enseignement polytechnique fait partie du patrimoine communiste de la pensée sur l’éducation (quand on sait ce qu’est devenue l’école polytechnique c’est assez ironique). C’est pourquoi l’idée est reprise dans le plan Langevin Wallon en 1947, texte inspiré par les communistes qui travaille l’idée d’une « culture générale ».
« La culture générale représente ce qui rapproche et unit les hommes tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare » peut-on y lire. Dans cette « culture générale », le plan inclut à la fois des disciplines intellectuelles et techniques : « Une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, non seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui permettre de choisir à bon escient avant de s’engager dans une profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison avec les autres hommes, de comprendre l’intérêt et d’apprécier les résultats d’activités autres que la sienne propre, de bien situer celle-ci par rapport à l’ensemble ». Le rapport finit dans un tiroir mais reste une boussole de la gauche pour penser l’école encore aujourd’hui.
Le dossier rebondit d’ailleurs dans les années 1960, à l’épreuve de la massification scolaire. Se développe la conviction qu’il faut introduire des enseignements plus concrets au collège pour mieux intégrer les nouveaux profils d’enfants en grande majorité issus des classes populaires.
Cela se concrétise d’abord par un enseignement de technologie en lien avec les sciences physiques puis avec l’EMT (éducation manuelle et technique) en 1977 dans le cadre de la mise en place du collège unique : 2h en demi-groupes en 6e et 5e. L’approche n’est pas inintéressante mais il y a, dans les propos de René Haby, ministre de l’époque, un côté un peu condescendant et paternaliste : l’EMT est présentée comme la matière pour les enfants en difficulté, une façon de les valoriser en somme mais sans concurrencer les disciplines nobles. Mais l’EMT ne s’impose jamais vraiment. Elle reste infériorisée, ne s’intègre pas au curriculum (le parcours de formation de l’enfant), n’a guère d’influence sur l’orientation et reste un peu une excroissance. Elle se heurte en outre à des problèmes de recrutement et d’identité professionnelle des enseignants. Un problème récurrent lorsqu’il s’agit d’inventer une nouvelle discipline.
Dans les années 1980, c’est l’enseignement de la technologie qui se formalise comme une sorte de partenariat entre monde de l’entreprise et école. L’informatique puis le numérique lui donnent de plus en plus de légitimité. Mais on s’éloigne vraiment de l’optique initiale de mise à égale dignité des savoirs. Et concrètement, cela reste une matière très peu considérée.
Une école de la débrouillardise …
Il n’y a aucune raison de considérer que la question de l’égale dignité des savoirs ne devrait se poser qu’à partir du collège. C’est en amont qu’il faut la penser, dès l’entrée en maternelle, et non sous la forme d’une nouvelle discipline. Tous les travaux de sociologie de l’éducation montrent en effet que la socialisation de la petite enfance reste déterminante pour expliquer les différentiels de familiarité avec la culture scolaire. Dit autrement, un enfant issu de classes populaires entre à l’école avec une culture souvent très éloignée des attentes scolaires, à l’inverse des enfants issus des familles à fort capital culturel pour lesquels la culture scolaire est intériorisée dès le plus jeune âge. Dire cela ne sous-entend aucun fatalisme mais appelle à se souvenir que le chemin est beaucoup plus difficile pour certains enfants que pour d’autres.
À l’école maternelle, cette égale dignité des savoirs est au fond assez naturelle et spontanée tant qu’on ne considère pas la Maternelle uniquement comme un sas de préparation à l’école élémentaire.
Que savent les enfants des catégories populaires ? C’est une vraie question que l’école ne se pose pas suffisamment et un chantier de travail à ouvrir. En attendant mieux, je propose de regrouper ces savoirs sous le terme de « débrouillardise » qui qualifierait le niveau d’autonomie des enfants et la qualité des activités concrètes de participation aux tâches du quotidien. Pourquoi ne pas intégrer cette débrouillardise au curriculum ? Les petits débrouillards seraient sollicités pour montrer à leurs petits camarades les raisonnements et gestes mobilisés pour résoudre un problème. Il faut élever ces tâches au rang de savoirs scolaires : s’occuper les uns des autres, réfléchir au trajet le plus court ou le moins dangereux, réparer un jouet cassé, s’exprimer autrement que par les mots etc. Tout cela se fait déjà un peu mais il s’agirait de le systématiser en l’intégrant dans un récit qui inscrit ces apprentissages enfantins dans un projet éducatif global de valorisation de tous les savoirs. La pédagogie coopérative en serait le fer de lance car, en mettant tous les enfants en situation d’horizontalité, elle les place en situation d’équivalence face aux difficultés ; mais il faut également réfléchir à des missions d’aides et de transmissions données aux enfants jusqu’ici repérés comme « en difficulté » parce que les apprentissages ne valorisent que trop rarement ce qu’ils savent et savent faire.
Et de l’ingéniosité
La même logique doit se poursuivre à l’école élémentaire.
Il ne s’agit pas de brader les traditionnels « fondamentaux » mais de leur ajouter un verbe qui en changerait toute la philosophie : lire, écrire, compter … RÉFLÉCHIR.
On passe ainsi de la débrouille à l’« ingéniosité » avec la poursuite de problèmes concrets à résoudre : Pourquoi la plante ne pousse pas ? Quelles sont les conditions pour que le vélo roule ? Cette approche devrait se retrouver dans tous les supports pédagogiques qui pourront promouvoir des savoirs pratiques. Dans le livre de lecture par exemple, l’histoire racontée est celle d’un petit garçon qui ne peut pas lire son livre car il a cassé ses lunettes. Heureusement son amie lui bricole des lunettes sur mesure et lui explique comment faire … On voit bien qu’il s’agit d’un pli à prendre qui ne serait pas très compliqué et permettrait déjà d’installer des habitus d’apprentissage différents.
De nombreux pédagogues ont réfléchi dans ce sens. On pense par exemple aux « complexes » inspirés par Dewey et expérimentés dans les premières années de l’URSS. Dewey proposait de partir de situations pratiques puis de connecter les matières pour comprendre un phénomène général. Par exemple, à partir d’un travail sur l’outil agricole, en tirer une réflexion sur les manières de cultiver autant que sur les conditions de travail puis s’adonner à des calculs savants sur les rendements. La proposition est intéressante, et l’école primaire l’a un peu expérimentée avec les activités dites « d’éveil » entre 1969 et 1984. Mais elle a aussi ses limites car appelle une révolution copernicienne coûteuse en formation initiale et continue. C’est d’ailleurs cela qui avait expliqué l’échec relatif de l’éveil. Dans la proposition que je fais, l’ingéniosité épouse et englobe toutes les activités proposées sans en changer vraiment l’organisation. Je propose une instillation de savoirs pratiques à tous les étages de l’apprentissage qui, à terme, préparera une nouvelle manière de penser l’école.
Ce faisant, je m’inscris aussi dans le sillage des enfants de l’école de Barbiana qui, en 1967, avaient adressé une lettre corsée aux représentants de l’école publique italienne. Lettre qui a fait l’objet d’une publication devenue un classique de la pédagogie[1].
Les élèves de la petite école de Barbiana, au cœur de la campagne pauvre de Toscane, sont tous des recalés du système. Ils se livrent alors à une radiographie sans concession des dysfonctionnements d’une école publique qui devrait être faite pour eux et faillit à sa tâche. Parmi toutes les raisons invoquées, l’indifférence à leurs propres savoirs :
« Aux examens de gymnastique, le professeur nous a jeté un ballon et nous a dit « jouez au basket ». Nous on ne savait pas. Le professeur nous a regardés d’un air méprisant : « malheureux que vous êtes » […] Il n’y en avait pas un parmi nous qui n’était pas capable de grimper à un chêne. Et une fois là-haut, de se lâcher des deux mains pour abattre une branche d’un bon quintal à coups de hachette. Et ensuite de la traîner dans la neige jusqu’au seuil de sa maison, jusqu’aux pieds de sa mère. On m’a parlé d’un monsieur à Florence qui ne monte chez lui qu’en ascenseur. Il s’est acheté un autre engin coûteux avec lequel il fait semblant de ramer. En éducation physique vous lui auriez donné dix sur dix […] Vous dites entre vous que vous êtes cultivés. C’est que vous avez tous lu les mêmes livres. Et que personne ne vous demande jamais rien d’autre. […] Moi je sais lire les bruits de cette vallée à des kilomètres à la ronde […] Lorsque vous parlez à un ouvrier, vous vous trompez sur tout : le ton, les mots, les plaisanteries. Moi je sais ce que pense un montagnard quand il se tait et je sais à quelle chose il pense quand il en dit une autre […] C’est cette culture là qu’auraient voulu avoir les poètes que vous aimez […] Une école qui sélectionne détruit la culture. Aux pauvres, elle enlève les moyens d’expression. Aux riches elle enlève la connaissance des choses ».
Même s’ils datent, et surtout parce qu’ils datent et que rien n’a vraiment changé, ces mots nous obligent à nous mettre au travail pour trouver la voie qui anoblit des savoirs méprisés et ouvre le chemin d’une école plus juste
Laurence De Cock
[1] Les enfants de Barbiana, lettre à une enseignante, préface Laurence De Cock, Agone, 2022.
