« Il a décidé de ne rien faire »
« Il ne tiendra pas longtemps ». Cette phrase prononcée par un collègue enseignant à l’évocation d’un élève absentéiste, de retour au collège, après un long travail pour le faire revenir, me sidère, mais ne me surprend pas. Elle résume à elle-seule tout le paradoxe de l’Education nationale qui promeut dans ses textes de grands principes, mais qui pourtant ne se donne pas les moyens de faire réussir tous les élèves. D’ailleurs s’agit-il de moyens ou de volonté ? Le constat établi par François Dubet il y a plus de vingt ans reste toujours d’actualité. Mettre en place une école juste demeure une affaire politique : « Il faut donc s’interroger sur le modèle de justice lui-même et sur certaines de ses apories à l’épreuve de la réalité. De ce point de vue, je soutiens que l’égalité des chances peut être d’une grande cruauté pour les perdants d’une compétition scolaire chargée de distinguer les individus selon leur mérite. Une école juste ne peut se borner à sélectionner ceux qui ont le plus de mérite, elle doit aussi se soucier du sort des vaincus. Or, l’égalité des chances à l’état chimiquement pur ne préserve pas nécessairement les vaincus de l’humiliation de la défaite et du sentiment de médiocrité. La méritocratie peut s’avérer parfaitement intolérable quand elle associe l’orgueil des gagnants au mépris pour les perdants. Le décrochage et la violence d’un grand nombre d’élèves montrent aujourd’hui que ce scénario n’est pas une fiction »[1].
Pourquoi donc se donner la peine d’aider « ce grand gaillard » de troisième à poursuivre sa scolarité alors qu’il ne le mérite pas ? L’appréciation de son bulletin est suffisamment éloquente : « Il a décidé de ne rien faire » et il se comporte en classe comme « un touriste ». Arrêtons-nous un instant sur ce terme que l’on retrouve parfois dans les appréciations. Faire du tourisme, c’est « le fait de voyager, de parcourir pour son plaisir un lieu autre que celui où l’on vit habituellement ». Il y a donc bien une notion de plaisir et un choix qui s’opère entre différentes destinations. L’enseignant utilise ce terme pour disqualifier la posture de ce jeune en associant touriste à oisiveté. Mais ce mot montre aussi l’éloignement de ce jeune vis-à-vis de la culture scolaire, un monde dont il ignore les codes et les normes. Mais si les lieux touristiques proposent de nombreuses activités pour faire connaître leurs cultures, qu’en est-il du collège ?
L’échec scolaire est renvoyé sur le manque de volonté ou de motivation des élèves
Le chercheur Yves Reuter démontre dans son livre Comprendre et combattre l’échec scolaire que le système éducatif français se caractérise par un manque de clarté des fonctionnements scolaires : « Les règles de fonctionnement qui régissent le métier d’élève sont peu connues, voire inconnues, pour des enfants issus de familles de migrants ou dont les parents n’avaient que peu fréquenté l’école »[2]. A cela s’ajoute le problème des contenus d’enseignement qui ne sont pas interrogés par les professeurs. En effet, Yves Reuter s’appuie sur les travaux de Yves Chevallard pour montrer que les savoirs se répartissent en trois catégories. Il y a les savoirs disciplinaires, c’est-à-dire des notions explicitement enseignées qui doivent être apprises et évaluées, des savoirs paradisciplinaires qui peuvent être considérés comme des « notions-outils » de l’activité disciplinaire et qui sont enseignés plutôt implicitement, par monstration et répétition, et des savoirs protodisciplinaires qui peuvent être considérés comme des prérequis.
Ils sont dotés d’une évidence telle dans les fonctionnements disciplinaires qu’ils ont un statut d’implicite pour l’enseignant lui-même, et ils ne se révèlent que lors du « scandale » provoqué par leur absence chez certains élèves à tel moment du cursus (par exemple, l’absence de maîtrise de la lecture ou de l’écriture chez un collégien de troisième).
Cette tripartition des savoirs est intéressante car elle permet d’analyser plus finement d’où proviennent les difficultés des élèves. Il serait souhaitable que les enseignants se saisissent de cette réflexion pour combattre l’échec scolaire ou les ruptures scolaires. J’observe malheureusement que dans les pratiques, nous n’investissons pas assez ces analyses. L’échec scolaire est renvoyé sur le manque de volonté ou de motivation des élèves et sur la démission des familles qui ne savent pas aider leur enfant.
Dans les groupes de prévention du décrochage scolaire (GPDS) auxquels je participe, la difficulté scolaire est interrogée par le prisme du social, de la santé ou d’un manque éducatif. Les versants pédagogiques et didactiques sont trop souvent laissés de côté car ils pourraient remettre en cause le travail des enseignants. La mise en place des programmes personnalisés de réussite éducative (PPRE) est pourtant une préconisation de l’ducation nationale en matière de difficultés scolaires. L’objectif du PPRE est bien d’aider l’enfant à maîtriser le niveau suffisant du socle de connaissances et de compétences.
Mieux expliciter ses règles, ses codes, sa culture
Comment faire découvrir à ce jeune « touriste » de troisième les codes d’un monde scolaire dont il ne possède ni la carte ni la boussole ? Comment lever le voile sur ces règles tacites qui régissent le métier d’élève ? Et d’où viennent réellement ses difficultés : d’un manque de travail ou d’une méconnaissance totale de ce territoire si codifié ? Ces questions sont essentielles si l’on veut vraiment lutter contre le décrochage, au lieu de se contenter de féliciter ceux que l’école a toujours su faire réussir. Partir du principe que certains élèves vivent l’école comme une terre étrangère n’est peut-être pas absurde. Ce regard permettrait au contraire de mieux expliciter ses règles, ses codes, sa culture. Alors, verra-t-on un jour apparaître un guide vert scolaire ? Un manuel pour voyageurs sans repères, mais pleins de potentiel ?
Nicolas Grannec*
*L’auteur écrit sous pseudonyme
[1] Dubet, François, L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ? Seuil, 2004, p. 6.
[2] Reuter, Yves, Comprendre et combattre l’échec scolaire. L’articulation entre pédagogies et didactiques, Berger-Levrault, 2024, pp. 33-34.
