Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé se déroule dans les heures qui précèdent cet effondrement majeur. Nous, spectatrices et spectateurs, connaissons le dénouement. Les protagonistes, eux, l’ignorent.
Et c’est dans cet écart que la fiction, documentée et réaliste, de Bogdan Muresanu tire sa puissance suggestive et sa portée historique inédite.
‘Kaléidoscope’ de destins encore aveugles déployés sur une journée
Encore bien jeune au moment de ce tournant de l’Histoire, Bogdan Muresanu, scénariste, producteur et réalisateur de Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé mûrit longtemps son projet à la mesure du souvenir imprégné depuis lors en lui. Quelle forme de récit inventer pour suggérer le « véritable miracle de la révolution » dans le surgissement de la joie d’un présent impensable?
Voyageant avec talent du documentaire à la fiction, de l’animation aux séries, il choisit pour son premier long métrage de croiser les destins de personnages ordinaires, pris dans les rets d’un quotidien infernal, tantôt absurde, tantôt comique, tantôt tragique. Comment vivre en effet chaque situation la plus banale (garder l’appartement qu’on apprécie à l’orée de la vieillesse, gagner un salaire décent, nourrir sa famille et donner de l’amour à son enfant, se forger des amitiés sincères au sortir de l’adolescence, exercer un métier artistique sans renier sa vocation…) dans un pays où, comme tout le monde le dit, un Roumain sur dix est un agent de la Securitate et un sur quatre un mouchard ?
Pour rendre l’atmosphère ‘surréaliste’ dans laquelle évoluent (et se chevauchent parfois) les itinéraires désordonnés de ses personnages, le cinéaste se nourrit des archives, en particulier audiovisuelles et autres traces permettant de faire revivre, par les décors, les costumes, les couleurs, la Roumanie d’antan, un passé englouti, l’étouffoir d’un totalitarisme. De la terreur et de l’impossibilité d’exprimer ses sentiments profonds.
Langage à double sens, dissimulations en tous genres, propos à voix basse ou paroles chuchotées, même dans l’intimité du foyer, il faut donner le change même lorsqu’on est, comme Stefan, responsable de l’équipe de télévision d’Etat chargé de mettre en boîte les images de propagande.
Existences chamboulées, pays en ébullition, régime à bout de souffle
Pas si simple en fait pour les fabricants officiels du mensonge de mener à bien leur mission. Certains d’ailleurs traînent des pieds. Le produit prévu, avec une actrice supposée chanter les louanges du tyran et les bienfaits de son action a fait plus que faux bon…. Comment tourner à nouveau la séquence en question, le décor se délite, les figurants se sont envolés et Florina, actrice pressentie pour relever le défi, entre en crise, dans l’incapacité physique et psychologique de reproduire ce qu’on lui demande de faire et de chanter.
La complexité de ces heures qui précèdent le grand chambardement émerge progressivement par l’accélération du rythme et la fragmentation du montage des différentes expériences de survie des personnages. Les effets de l’austérité économique, les rumeurs récurrentes concernant les morts de manifestants tués par la police antiémeute à Timisoara et autres manifestations sporadiques de révolte émaillent le vécu quotidien des personnages et font monter la tension, comme si l’instabilité grandissante faisait se dérober le sol sous leurs pas. Ainsi le recours à la caméra portée et au format 4 :3 accentue-t-il la violence de la réalité subie selon le souhait de l’auteur favorable à une perception de la fiction comme s’il s’agissait d’un documentaire.
A ce titre, le personnage de Florina s’avère particulièrement intense. Après une répétition ratée, nous la voyons de retour dans son appartement solitaire ; le désordre ne touche pas seulement le saccage des objets du décor, les cris qu’elle pousse, les cachets qu’elle avale (comme un rappel amplifié d’une scène de monnayage-chantage de comprimés anxiolytiques chez la pharmacienne), les convulsions de son corps trahissent le désespoir auquel elle cède. Dans un oubli du scandale que pareil égarement peut engendrer chez ses voisins.
Nous la suivons de retour au studio de propagande TV de plus en plus bricolé. Du fond de teint pour cacher les coups qu’elle s’est donnés sur le visage et dans l’apprentissage poussif d’un sourire artificiel. Jusqu’au moment de vérité où quelque ‘bla bla bla’ sort de sa bouche en guise de paroles tandis que les larmes coulent sur son visage tremblant.
« Happy ending », humour noir et détours de l’Histoire
Du balcon de la parade patriotique, associée à la fin de la tyrannie et au retour à la vraie vie de Florina, jusqu’à la liesse chaotique d’un peuple déliée dans la jubilation du présent pur, la montée en puissance du « Bolero » de Ravel envahit progressivement l’espace sonore au point de recouvrir les manifestations bruyantes de la foule de plus en plus massive.
Gelu, ‘héros malgré lui’ comme le définit son créateur, n’a plus à craindre la découverte par le Pouvoir totalitaire de la lettre au Père Noël postée par son jeune fils Marius, lequel demandait que ‘le Vieux Nico’ meure’ pour faire plaisir à son Papa.
Bogdan Muresanu revendique ouvertement la réalisation d’un « feel good movie » qui se termine par un ‘happy end’ au moment de la révolution où ‘tout était parfait’. Fidèle à l’humour noir, vieille tradition roumaine, le réalisateur de Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé connaît et décrypte avec profondeur les contradictions de son pays, les années de violence et d’autoritarismes qui ont suivi, sous d’autres formes.
Même après l’instauration d’un régime parlementaire en 1990 et l’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne en 2007, de lourdes menaces continuent de peser sur l’avenir démocratique du pays et sa place au sein de l’UE.
De nouvelles élections présidentielles sont prévues en mai 2025 après l’invalidation du 1er tour de scrutin pour usages abusifs des réseaux sociaux en faveur du candidat pro-russe.
Il n’empêche. Ce premier long métrage étonnant, remarqué et récompensé à Venise en 2024, entre autres par le Grand Prix Orizzonti et le Prix FIPRESCI de la critique internationale, saisit en une vision inédite les failles du totalitarisme et ce (fugitif) miracle où se produit ‘une expansion du temps, [où] chaque seconde devient une éternité emplie d’une joie immense’.
Samra Bonvoisin
Ce Nouvel An qui n’est jamais arrivé, film de Bogdan Muresanu-sortie le 30 avril 2025-Grand Prix Orizzonti et Prix FIPRESCI, Mostra de Venise 2024, Grand Prix, Festival d’Annonay 2025
