Vous avez fait des recherches sur les pratiques et supports des professeurs de classes. Pouvez-vous présenter votre démarche et l’objectif de vos travaux ?
Ma recherche s’intéresse aux supports pédagogiques sélectionnés ou conçus (le plus souvent à partir d’une ou plusieurs ressources) par les maîtres de cours moyen en histoire et en étude de la langue, et à leur appropriation. Plus particulièrement, elle étudie les manières de faire ou choisir les matériaux pédagogiques ainsi que certaines de leurs caractéristiques internes et leurs usages en classe par les enseignants. Elle entend permettre une meilleure compréhension de l’activité instrumentale des professeurs, hors et dans la classe, tout en l’articulant avec ce qui peut alimenter ou réduire les inégalités scolaires. Je me suis demandé par exemple : les manières d’élaborer ou d’utiliser les supports sont-elles différentes selon que le professeur exerce en REP ou non ? Leurs contenus sont-ils différents selon le milieu social de l’école ?
Pour répondre à ces questions, ma démarche repose sur une méthodologie mixte. J’ai croisé des méthodes quantitatives, comme l’analyse de données issues d’un questionnaire auquel 511 enseignants ont répondu, la construction d’indicateurs pour coder un corpus de 360 supports, ainsi que des analyses statistiques telles que des modèles linéaires généralisés (GLM). En parallèle, des méthodes qualitatives ont été mobilisées, incluant l’analyse fine de 16 séances de classe et des entretiens menés auprès de 14 enseignants.
Quelles observations et analyses faites-vous sur le travail de préparation des professeurs ou sur le travail en classe ?
L’analyse du contenu des supports pédagogiques révèle un phénomène récurrent : lorsque les enseignants participent à la conception des supports en modifiant des ressources existantes – en particulier celles des éditeurs –, ils en réduisent la complexité. Autrement dit, ils diminuent l’hétérogénéité sémiotique[1] et discursive[2] des supports, ce qui facilite leur appropriation par tous les élèves. Toutefois, par la même occasion, ils en abaissent l’exigence des activités intellectuelles proposées. Les transformations effectuées par les maitres sur les ressources d’enseignement ont donc des conséquences sur les activités des élèves et probablement sur leurs apprentissages.
Notre enquête de terrain montre que ce processus de décomplexification des ressources et d’abaissement des exigences des activités amorcé en amont se prolonge en classe. D’une part, quelle que soit la discipline ou le support utilisé, la majorité des enseignants prennent en charge une partie de l’hétérogénéité sémiotique des documents d’apprentissage à travers différents procédés. Ils aident les élèves à se repérer dans les supports, souvent grâce aux outils numériques et en particulier à la projection. Par exemple, ils orientent le regard des élèves en utilisant des fonctionnalités comme le zoom ou d’autres options permettant de focaliser l’attention sur des éléments précis. Ensuite, les professeurs observés aident les élèves, de façon plus limitée, à traiter les éléments de l’hétérogénéité discursive des supports d’apprentissages. Ils contribuent principalement à définir des mots clefs spécifiques à la discipline et essentiels à la compréhension du cours.
Comment expliquez-vous cette appropriation des matériaux pédagogiques par les professeurs ?
L’appropriation des matériaux pédagogiques par les enseignants dépend de plusieurs facteurs : la discipline enseignée, le contexte matériel et social de l’école (enseignement en REP ou hors REP), les formations continues suivies ou non, le sexe de l’enseignant, ainsi que la pression exercée par le temps sur leur travail. Je vais ici m’attarder sur deux de ces variables : la contrainte temporelle et les différences de genre.
Le manque de temps est une contrainte majeure qui influence l’activité instrumentale des enseignants à plusieurs niveaux. Les maitres doivent consacrer du temps personnel à la conception et à l’appropriation des supports en dehors de la classe et sans cesse prendre en compte la temporalité des séances et des séquences d’apprentissage. Or, depuis 2008, bien que les contenus à enseigner soient aussi nombreux (voire plus), le temps de classe a été réduit, notamment avec la suppression des cours le samedi ou le mercredi matin. De plus, les enseignants doivent organiser leurs séances en créneaux de 45 minutes à une heure maximum. Cette organisation temporelle influe sur les choix pédagogiques.
Comme l’a souligné Bernstein (2007), dans un modèle de compétence, le déroulement des activités est souvent lent car l’apprentissage repose sur ce que chaque élève exprime et révèle à un moment donné. Or, la contrainte du temps pousse actuellement les enseignants à structurer leurs cours de manière plus directive, limitant ainsi les espaces où les élèves pourraient construire leur réflexion au fil de leurs interventions. Cette pression temporelle peut ainsi restreindre l’accès à des apprentissages exigeants et nuire aux démarches de raisonnement et d’analyse.
Notre enquête de terrain met en évidence un effet différencié de la pression du temps selon le sexe. Les enseignantes manquent particulièrement de temps pour préparer leurs supports hors de la classe, en raison des charges domestiques qui leur incombent davantage qu’à leurs homologues masculins. À cette contrainte s’ajoute une double injonction : s’adapter aux programmes (souvent changeants) et s’adapter aux élèves. L’adaptation aux élèves semble particulièrement peser sur les enseignantes, qui expriment davantage la volonté de ne pas mettre leurs élèves en difficulté. Dans cette optique, elles ont tendance à simplifier les supports, parfois au détriment des exigences intellectuelles des activités proposées. Cette posture pourrait être mise en lien avec les dispositions liées au « care », qui caractérisent davantage les attentes sociales à l’égard des femmes. Ainsi, très probablement en raison de ces multiples contraintes, nos résultats montrent que les enseignantes proposent en moyenne des supports de classe moins exigeants que leurs collègues masculins.
La manière d’élaborer ou d’utiliser les supports est-elle différente selon que le professeur exerce en REP ou non par exemple ? « Adapter les supports et pratiques et contenus » selon le public, favoriserait-il les inégalités et les écarts ?
Oui, il existe bien des différences dans la manière dont les enseignants s’approprient les supports en fonction du contexte social de l’établissement. Les enseignants exerçant en REP sont particulièrement attentifs aux difficultés de lecture et aux problèmes d’expression écrite rencontrés par leurs élèves. Pour s’adapter à ces difficultés, ils modifient peu le contenu même des supports pédagogiques (du moins sur les critères que nous avons analysés), mais ajustent surtout les modalités d’utilisation en classe.
Par exemple, un enseignant de notre corpus exerçant en REP a entièrement transformé une séance d’histoire en un travail collectif à l’oral, supprimant ainsi toute phase écrite individuelle. Il a lui-même lu les documents et conduit l’analyse sous forme de jeu de questions-réponses en grand groupe. Cette approche, bien qu’adaptée aux difficultés des élèves, pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, il est alors fort probable que tous les élèves n’aient pas été actifs intellectuellement. En tout cas, l’enseignant n’a aucun moyen de vérifier leur engagement réel dans l’apprentissage. Ensuite, aucun élève n’a eu l’opportunité de passer à l’écrit, une étape pourtant essentielle pour structurer la réflexion et construire les savoirs.
Ce type d’ajustement, bien que bienveillant dans son intention, revient souvent à abaisser le niveau d’exigence des activités en REP. En revanche, ces pratiques sont beaucoup moins fréquentes dans les écoles hors REP ce qui contribue inévitablement à creuser des inégalités sociales d’apprentissage.
Dans la lignée des enquêtes TALIS et EPODE 2018, notre recherche confirme que les enseignants accordent une grande importance à la prise en charge de la diversité des élèves mais qu’ils rencontrent d’importantes difficultés à la mettre en œuvre. Il est donc essentiel de renforcer leur formation dans ce domaine afin qu’ils puissent proposer des adaptations qui maintiennent un niveau d’exigence élevé tous les élèves.
Une réflexion sur les supports de classe pose la question de la « labellisation de manuel » et de la liberté pédagogique des professeurs. Qu’en dit la chercheuse ?
Suite à ce travail de recherche, la question de la « labellisation des manuels » mérite d’être interrogée. Sans même discuter la pertinence des critères de labellisation, il semble essentiel de rappeler qu’une grande majorité des enseignants ne se contente pas d’utiliser un manuel tel quel. Parmi les 511 professeurs interrogés, deux tiers modifient la ressource choisie ou la combinent avec d’autres pour concevoir un support d’apprentissage. Ces maitres s’appuient certes sur les manuels scolaires, mais mobilisent aussi de manière significative des sites et des blogs enseignants. Si l’on pousse la logique actuelle à l’extrême, il faudrait alors labelliser non seulement les manuels, mais également chaque support conçu par les enseignants, ainsi que toutes les ressources issues d’Internet. Une approche qui semble difficilement réalisable et qui, de plus, poserait la question de la liberté pédagogique.
Ma recherche ne remet nullement en cause cette liberté. D’une part, il s’agissait dans cette thèse d’adopter une posture compréhensive pour chercher à identifier pourquoi les professeurs agissent ainsi avec les ressources et les supports. D’autre part, les professeurs interrogés expriment un attachement profond à leur liberté pédagogique. Ils la qualifient de « fabuleuse », « motivante », « formidable », « essentielle », « importante » … L’un d’eux affirme même que si elle lui était retirée, il pourrait quitter le métier.
Remettre en cause la liberté pédagogique des maitres risquerait de disqualifier toute une profession déjà fragilisée. Ne vaudrait-il pas mieux investir dans des formations sur l’analyse et l’usage des manuels, en didactique et allouer des moyens supplémentaires aux écoles (achat de manuels conformes aux programmes) plutôt que d’imposer des outils dont l’efficacité scientifique reste à démontrer ?
Quelles perspectives ouvrent vos travaux ?
L’une des contributions majeures de ce travail est la grille d’analyse des supports, construite à partir de caractéristiques susceptibles d’avoir des effets différenciateurs sur les apprentissages. Elle pourrait être utilisée en amont de la classe (seul ou en collectif lors de formations continue ou initiale) pour aider les enseignants à choisir ou concevoir leurs supports mais aussi pour ajuster leurs pratiques en fonction des caractéristiques de ces derniers.
Toutefois, elle mériterait d’être encore réfléchie afin d’être plus facilement mobilisable non seulement par les enseignants, mais aussi par d’autres concepteurs de ressources (blogs pédagogiques, éditeurs, institutions). Cette grille pourrait revêtir un caractère plus générique pour être plus maniable et transférable à d’autres disciplines et d’autres niveaux de classe ou encore être enrichie par de nouveaux indicateurs permettant une analyse plus fine des supports.
Une autre piste de réflexion concerne le travail collaboratif entre les différents acteurs de l’éducation : éditeurs, enseignants et chercheurs. Il serait intéressant de mettre en place un espace de dialogue permettant de penser ensemble les supports pédagogiques actuels, leur complexité et leur utilisation en classe. Cette démarche pourrait s’inspirer des modèles de coconception de ressources pédagogiques, tels que ceux proposés par Kervyn & Goigoux (2021) ou encore les travaux menés dans le cadre des LéA-Ifé [3].
Un dispositif d’action conjointe de ce type permettrait de mieux articuler la didactique, les exigences des activités et la complexité sémiotique et discursive des supports, tout en tenant compte les contraintes propres aux enseignants (temps, adaptation aux élèves et aux programmes) et aux éditeurs. Enfin, et c’est sans doute l’un des points les plus essentiels, un travail coopératif de ce type offrirait aux enseignants un espace de réflexion et de recul sur leurs pratiques. En bénéficiant d’un temps dédié à l’analyse et à la conception des supports, ils pourraient renforcer l’exigence intellectuelle des activités proposées en classe, tout en veillant à les rendre accessibles à tous les élèves. L’enjeu est donc double : garantir un enseignement à la fois rigoureux et inclusif, et éviter que les adaptations pédagogiques ne contribuent, malgré elles, à creuser les inégalités scolaires.
