Usages protéiformes de l’injure
Dans leur quotidien, à l’école comme à l’extérieur de l’école, les élèves sont confronté·es aux insultes et en font (bon ?) usage. Quelle valeur y attachent-iels ? Qui insulte qui ? Comment ? Dans quel but ? Avec quels effets ? Poser la question, c’est comme ouvrir une boite de Pandore. On se trouve vite confronté·e à tout un langage codé, un ensemble de micro nuances subtiles qui aboutissent à l’idée souvent partagée que tout dépend de qui parle, à qui, et quand.
Les travaux de recherches dont l’ouvrage rend compte, témoignent, de fait, de cette diversité des usages de l’injure, et montrent que si les « insultes n’échappent pas aux logiques du monde social », elles remplissent aussi des fonctions plus variées qu’il n’y parait. Instruments de domination, de pouvoir, d’exclusion de l’autre, les insultes peuvent aussi, au sein de « relations plus égalitaires » être « détournées de leur usage commun », et devenir un moyen de socialisation, de cohésion entre pairs. Parfois même, elles se transforment en outil de contestation et de subversion des formes de domination, jusqu’à devenir, par « retournement de stigmate », émancipatrices, par exemple dans les mouvements féministes et queer.
Les femmes premières victimes des injures
La 1ère partie de l’ouvrage s’intéresse à l’insulte en tant qu’ « instrument de domination ». On ne s’étonnera donc pas, comme le montrent David Descamps et Agathe Foudy, que les femmes y occupent une place importante. Dans la sphère publique comme dans la sphère privée, elles sont les principales cibles des injures. Les contributeurices rappellent ainsi que, selon les données de l’enquête Violences et rapports de genre (Virage 2015), et de l’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS) menée chaque année entre 2007 et 2021, quatre insulteurs·trices sur 5 sont des hommes, et 8 fois plus de femmes que d’hommes disent avoir été injuriées dans l’espace public. Comme pour leur signifier que l’usage de cet espace « classiquement réservé aux hommes » leur est interdit.
Les insultes constituent par ailleurs un « rouage essentiel dans les violences conjugales ». En cela, expliquent Pauline Mullnier, Magali Mazuy et Amandine Lebugle, elles ne doivent pas être analysées de manière isolée mais pour la place qu’elles occupent dans le continuum des violences de genre. Car leur caractère « ordinaire », et leur banalisation offrent « une impunité à leurs auteurs et le champ libre à d’autres types de violences ». « Au minimum une fois sur 2 et jusqu’à 9 fois sur 10 », elles sont d’ailleurs « associées à d’autres formes de violences », physiques ou sexuelles.
Souvent présentées, dans les débuts, comme relevant du « registre de la blague » – argument très souvent utilisé pour minorer une injure, dans les cours de recréation comme dans les stades de foot – par ceux qui les profèrent, elles augmentent peu à peu en intensité et fréquence et finissent par imprimer un climat de peur qui perdure souvent même après la séparation. A un âge où filles et garçons expérimentent leurs premières relations de couple, prendre conscience de cette logique de continuum, est essentiel. L’analyse de cet article pourra les y amener. Elle pourra s’accompagner d’une découverte du violentomètre, outil de sensibilisation aux violences conjugales, qu’on gagnerait à afficher dans toutes les écoles.
L’Ecole à l’épreuve des injures
L’Ecole, il en est question dans la 2ème partie qui s’intéresse aux institutions et à la manière dont les insultes interrogent et remettent en cause leur fonctionnement. Séverine Depoilly présente ainsi les résultats d’un travail d’investigation mené dans plusieurs lycées professionnels « milieu (…) dans lequel l’injure est particulièrement présente » : « 57%, des élèves de LP déclarent avoir été victimes d’insultes contre 49 % des élèves de lycée GT » selon l’enquête de victimisation menée en 2018. Mais cet effet de loupe n’est pas très éloigné de ce que l’on constate quand on enseigne en collège ou en lycée GT.
La sexualisation et la racisation des injures, pointées par l’étude, sont en effet un phénomène répandu dans les couloirs et les cours de récréation. Les élèves enquêté·es, en minorent souvent aussi l’impact : « c’est « pour rire », pour s’amuser des autres autant que de soi-même ». Mais chaque enseignant·e, confronté·e à cette forme de « sociabilité juvénile » qui met les adultes « à l’épreuve de la frontière entre le dicible et indicible, la vanne et la violence », s’est un jour posé la question : même présentées comme une manifestation des « liens d’amitié » doit-on banaliser les insultes, ou faut-il les interdire ? A cette question Dominique Lagorgette, spécialiste de linguistique historique, autrice de Pute – Histoire d’un mot et d’un stigmate, nous répondait qu’un « peu d’étymologie et d’explications sur l’histoire des représentations culturelles lui paraiss[ai]ent plus pertinentes (…) qu’un silence pudique ».
L’autrice nous invite enfin à interroger la fonction de certaines insultes proférées au sein même de la classe à l’adressée d’autres élèves voire de l’enseignant.e. Provocatrices, déstabilisantes, refusant de « jouer le jeu » et de respecter les règles et les autres, elles mettent en péril les fondements même du contrat scolaire. Et si, se demande-t-elle, il ne fallait pas voir plutôt dans ces pratiques « autant de stratégies mises en œuvre » pour « éviter toute réelle confrontation aux situations scolaires d’apprentissage » et échapper au risque de stigmatisation lié à l’échec ? Finalement, conclut-elle, ces élèves sont « en réalité rarement indifférents aux jugements et verdicts scolaires »…
L’insulte a donc beaucoup à nous dire des rapports sociaux, de « l’ordre du genre et de la race, et plus largement des hiérarchies sociales ». L’ouvrage en propose un décryptage riche d’enseignements à partager avec des élèves, tout en nous invitant, comme le rappelle en conclusion Isabelle Clair, à ne jamais oublier d’« écouter systématiquement (…) ce que fait l’insulte à ses cibles »…
Claire Berest
Le violentomètre : outil de sensibilisation aux violences faites aux femmes.
