A quand une convention citoyenne sur l’éducation ? Stéphane Germain, principal de collège et auteur en éducation, prône « la création d’une convention citoyenne qui semble le moyen le plus adapté dès lors que la volonté collective est celle d’une refonte du fonctionnement existant ». Dans sa tribune, il dresse un rapide panorama des théories de l’apprentissage qu’il met en parallèle avec la liberté pédagogique. Il regrette des programmes scolaires français trop prescriptifs. « La liberté pédagogique permet aussi de se prémunir contre les risques d’instrumentalisation de l’éducation ».
L’idée d’une convention citoyenne sur l’éducation fait son chemin. D’abord limitée aux acteurs de terrain, bousculés dans leurs missions et dans leurs conditions de travail, la demande est maintenant relayée par les parents qui constatent la lente dégradation du service public. Pour beaucoup, sur un sujet complexe et délicat – celui de l’état actuel du service public d’éducation – après le rythme effréné des réformes de surface qui n’ont pas vraiment apporté de solutions, la France semble arrivée au stade de la refonte de son système éducatif. Il s’agit de poser calmement, collectivement et lucidement, les bases d’un service public adapté aux enjeux de ce siècle. Dans ce processus, rassembler les parties prenantes de la manière la plus large possible paraît nécessaire pour obtenir leur adhésion. Cela permet aussi de se prémunir contre toute forme d’instrumentalisation. La création d’une convention citoyenne semble le moyen le plus adapté dès lors que la volonté collective est celle d’une refonte du fonctionnement existant.
Comment concevoir les activités d’apprentissages ?
Après avoir questionné le « pourquoi ? » de l’éducation – après s’être interrogé sur sa raison d’être (épisode 1) et envisagé les modalités du consensus sur les attendus nationaux (épisode 2) – il convient d’aborder le « comment ? », c’est-à-dire la façon dont les élèves parviennent aux apprentissages visés par les attendus nationaux. Intrinsèquement, il s’agit de s’interroger sur la façon de concevoir les activités d’apprentissage. Un rapide détour vers la théorie permet d’éclairer cette problématique complexe.
Une théorie de l’apprentissage cherche à expliquer le processus d’acquisition des connaissances et des compétences. Les différentes théories de l’apprentissage, qui sont apparues au fil du temps, ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles viennent juste apporter, chacune, un éclairage particulier sur certains aspects du processus d’apprentissage venant enrichir la connaissance déjà existante. Cela permet de concevoir de nouvelles méthodes pédagogiques qui viennent grossir la palette des approches dont les enseignants disposent. Au 19ème siècle, lorsque les systèmes éducatifs actuels ont été conçus, les méthodes pédagogiques reposaient sur des approches transmissives et comportementalistes. La logique sous-jacente était celle d’enseignants omniscients qui détiennent le savoir et qui le transmettent aux élèves. Selon cette logique, les élèves n’ont pas de rôle actif : ils doivent s’approprier les connaissances et les mémoriser. Avec une telle approche transmissive, la conception des activités d’apprentissage repose essentiellement sur le savoir-faire didactique des enseignants. Le volet comportementaliste postule que l’apprentissage doit conduire à une modification des comportements des élèves par des exercices répétitifs et progressifs. L’acquisition des connaissances s’effectue par une forme de conditionnement : les élèves observent et reproduisent. Les enseignants les guident dans leurs passages aux paliers successifs. Ces approches se retrouvent pleinement dans le diptyque Cours magistraux – Travaux pratiques qui imprégnait alors le système éducatif dans toutes ces composantes.
Les théories suivantes sont venues largement nuancer cette perception très descendante du processus d’acquisition des compétences. L’approche cognitiviste, tout d’abord, se focalise sur la manière de penser et de résoudre des problèmes. Les connaissances sont considérées comme des réalités externes que les élèves doivent intégrer dans leurs schémas mentaux. L’apprentissage suppose un traitement complexe de l’information reçue et la nécessité de développer des stratégies d’organisation de l’information ainsi que des procédés de mémorisation. Les activités d’apprentissage doivent être conçues de manière à favoriser des cheminements multiples de la pensée qui doivent être nourris d’interactions. L’approche constructiviste, quant à elle, montre que l’acquisition des connaissances nécessite un travail de construction : une réorganisation des conceptions mentales précédentes.
Cette approche met en lumière le fait que l’apprentissage est un processus adaptatif, autorégulé. Pour stimuler et faciliter ce processus, qui existe de façon naturelle, le rôle des enseignants est de concevoir des situations d’apprentissage complexes générant une forme de conflit cognitif entre l’élève et le problème soulevé par la situation. Il s’agit de problématiser et de donner du sens à l’acquisition des connaissances. Cette approche constructiviste a été enrichie par la prise en compte des interactions entre élèves. L’approche socio-constructiviste intègre le rôle social de l’apprentissage au modèle constructiviste. L’acquisition des connaissances se fait par une reconstruction du système de pensée liée aux interactions entre l’élève, ses pairs et l’enseignant. Selon cette approche, le développement de la pensée d’un élève va du social vers l’individuel. Les situations d’apprentissage collectif génèrent des conflits cognitifs qui favorisent l’acquisition de connaissances nouvelles par interactions : les élèves apprennent les uns des autres. Le rôle de l’enseignant est de créer des activités d’apprentissage complexes qui favorisent l’apprentissage coopératif, tout en adoptant une posture de support et de soutien. L’approche socioconstructiviste intègre la métacognition, c’est-à-dire la capacité d’un élève à réfléchir sur sa propre activité pour apprendre à apprendre.
Une dernière théorie de l’apprentissage, plus récente et centrée sur les connexions, cherche à prendre en compte le foisonnement des connaissances. Selon l’approche connectiviste, les connaissances étant dynamiques, les connexions qui permettent d’acquérir de nouvelles connaissances sont tout aussi importantes pour développer les apprentissages que les connaissances déjà acquises. Il s’agit donc d’intégrer le méta-apprentissage – savoir où trouver les connaissances – dans le processus d’apprentissage en envisageant un processus d’interconnexions entre les compétences déjà acquises, les interfaces numériques et la communauté d’apprentissage coopératif. Les activités d’apprentissage doivent ainsi favoriser les connexions. L’approche connectiviste suppose que les apprentissages peuvent se faire en partie grâce aux outils numériques. Les connectivistes sont les promoteurs des ressources éducatives libres et de l’activité de réseaux éducatifs.
Ce rapide panorama des théories de l’apprentissage permet d’expliquer pourquoi et comment la plupart des systèmes éducatifs ont basculé du modèle pédagogique descendant de la transmission au modèle horizontal de l’acquisition. Dans ce modèle actuel, les élèves sont placés au centre du processus d’apprentissage. Ils disposent de capacités d’apprentissage intrinsèques qu’il convient de stimuler par des activités d’apprentissage complexes.
L’indispensable liberté pédagogique
Les théories de l’apprentissage sont à la base de toute l’activité pédagogique. Par leur pouvoir explicatif, elles permettent de développer différentes méthodes pédagogiques, qui ne sont pas exclusives les unes des autres, et de poser différentes postures d’enseignement pour parvenir à la conception d’activités d’apprentissage complexes. Les enseignants sont de véritables ingénieurs pédagogiques. Par la connaissance fine des élèves, par la connaissance de leurs fonctionnements individuels et collectif, ils sont en mesure d’utiliser toute la palette des approches pédagogiques, afin de concevoir les mises en activité au plus près des besoins en donnant du sens aux apprentissages, en favorisant la coopération entre les élèves, en apportant de la nuance et des références, en explicitant quand c’est nécessaire, en proposant des exercices d’entraînement, en apportant une ouverture vers un champ large de connexions et d’interactions, en suscitant les processus cognitifs et réflexifs qui permettent aux élèves d’apprendre à apprendre, etc. Ce sont des ingénieurs car la conception des activités d’apprentissage, complexes et interactives par nature, suppose des aptitudes de diagnostic et de créativité. Acteurs de terrain au plus près des élèves, ce sont eux qui sont en mesure de concevoir les activités d’apprentissage avec pertinence, c’est-à-dire de façon à répondre au mieux aux besoins des élèves. C’est pourquoi il est primordial de faciliter la créativité des enseignants. C’est pourquoi les systèmes éducatifs plus performants sont ceux qui accordent l’autonomie pédagogique aux enseignants. Un débat public sur les modalités de conception des activités d’apprentissage permettrait de légitimer les enseignants, de les reconnaître collectivement pour ce qu’ils sont : des ingénieurs pédagogiques à qui nous pouvons accorder notre confiance.
Les élèves et leurs parents le savent bien. Tous les jours, ils constatent la façon dont les enseignants concentrent leurs efforts pour trouver des réponses appropriées aux besoins spécifiques. Faire confiance aux enseignants suppose de leur accorder la pleine et entière liberté pédagogique, entendue comme le libre choix des supports et des méthodes pédagogiques. La reconnaissance du principe de la liberté pédagogique n’est pas possible sans la nécessaire dissociation entre les attendus et les méthodes. Concrètement, il s’agit de dissocier les attendus nationaux – qui prescrivent de façon uniforme les objectifs en termes d’apprentissage – des méthodes et approches pédagogiques permettant de les atteindre. Autrement formulé, la liberté pédagogique n’est effective que si les attendus nationaux ne contiennent aucun élément de pédagogie. Pour un système éducatif, la dissociation marque la sortie du modèle prescriptif – les prérogatives des autorités centrales se limitent à arrêter des attendus nationaux – et la confiance accordée aux enseignants. La liberté pédagogique est le gage d’une plus grande performance du système éducatif : conçues au plus près des besoins des élèves, les activités d’apprentissage gagnent en pertinence. La liberté pédagogique permet aussi de se prémunir contre les risques d’instrumentalisation de l’éducation.
Sans la reconnaissance pleine et entière de cette liberté, il est facile pour un gouvernement malintentionné, d’instrumentaliser l’éducation en imposant, de façon autoritaire, des approches pédagogiques qui n’ont pas la légitimité de celles qui sont reconnues par la communauté des praticiens. En France, la liberté pédagogique des enseignants n’est pas effective. La dissociation n’a pas été opérée : les programmes scolaires sont prescriptifs, à la fois, des attendus nationaux et des méthodes pédagogiques pour les atteindre. Beaucoup estiment qu’il s’agit là d’un manquement qui affecte le bon fonctionnement du service public et sa sérénité. Certains estiment qu’il faudrait une forme de protection constitutionnelle à la liberté pédagogique : un article qui poserait le principe de façon claire en entérinant la dissociation. Une convention citoyenne permettrait de porter ce sujet au débat public en remontant au grand jour les inquiétudes légitimes sur les entraves à la liberté pédagogique.
Stéphane Germain
