Vous publiez et coordonnez un ouvrage consacré au déclassement des enseignants, à son sentiment et son évolution. Les enseignant.es sont-ils des déclassés ?
Le point d’interrogation dans notre titre est important. Nous ne prétendons pas à partir de nos différents travaux apporter une réponse définitive et binaire, mais tentons d’apporter un certain nombre d’éléments théoriques et empiriques pour éclaircir ce débat. En clair, il y a un certain nombre d’indicateurs qui vont dans le sens d’un déclassement objectif, tels que le décrochage de leur rémunération vis-à-vis d’un niveau de diplôme qui s’accroît et vis-à-vis de professions à qualification équivalente. La perte relative d’autonomie en raison d’injonctions institutionnelles de plus en plus étroites est aussi à prendre en compte. Cela étant, il faut bien distinguer ce déclassement objectif d’un déclassement subjectif qui se reflète dans les opinions que les enseignants portent sur leur métier mais aussi dans des représentations médiatiques souvent focalisées sur les situations de crise, et qui se traduit dans la baisse continue du nombre de candidatures aux concours de recrutement, ainsi que l’augmentation (même modeste) des démissions, notamment en début de carrière.
Est-ce un phénomène nouveau ?
Il faut toujours se méfier de l’illusion de nouveauté : présenter un phénomène comme nouveau est souvent gage d’attention médiatique, mais il est crucial de faire la part entre les éléments réellement nouveaux et la continuité. En l’occurrence, s’il y a certains facteurs relativement nouveaux (mais qui puisent leurs racines plusieurs décennies auparavant), comme l’essor de la Nouvelle gestion publique – c’est-à-dire l’importation dans l’administration et le service public de principes de management tirés des entreprises privées à but lucratif –, on observe plutôt un décrochage continu des enseignants au regard d’autres professions exigeant un niveau de qualification équivalent (bac + 5), mais il ne faut pas négliger le fait que cette élévation du niveau de formation a aussi amené une certaine revalorisation matérielle notamment dans le premier degré. Il faudrait parler de « misère de position » à l’instar de Pierre Bourdieu dans La Misère du monde, c’est-à-dire qu’en se comparant à des catégories professionnelles de qualification équivalente, les enseignantes et enseignants peuvent se sentir légitimement déclassés, mais elles et ils restent plutôt dans la moyenne haute de la structure sociale quand on compare plusieurs indicateurs.
L’affaiblissement du statut social en est la cause ? Comment expliquer cette évolution ?
Le statut social est une grandeur relative et difficile à objectiver sociologiquement. Il combine notamment des éléments matériels (la rémunération, le statut d’emploi, les conditions de travail, l’autonomie, la position hiérarchique, etc.) et des éléments subjectifs (la perception par les intéressé.es de leur position individuelle et collective, mais aussi la perception par les autres de ce groupe). Il s’agit ainsi d’examiner l’évolution de chacun de ces éléments pour répondre à la question que vous posez. La réponse est tantôt un « oui » net, tantôt plus nuancée, et va dépendre également des points de référence à partir desquels on essaie de mesurer l’évolution de ce statut. A noter enfin que, de plus en plus, la conjugalité est prise en compte dans l’étude de la stratification sociale : une professeure des écoles en couple avec un cadre supérieur de grande entreprise n’a pas le même statut social objectif, ni ne percevra son statut social de la même façon, qu’une de ses collègues dont le compagnon est ouvrier par exemple.
Dans le cas des enseignants, ce lien n’est pas direct et il y a plusieurs manières de répondre à la question. Une première manière consiste à considérer que, de façon générale, plus le niveau d’éducation est élevé plus les attentes en termes de rémunération et de reconnaissance le sont. On peut ainsi se sentir déclassé si le métier exercé, dans ses conditions d’emploi et de travail, n’est pas perçu comme étant à la hauteur de ses qualifications. C’est le cas lorsque les enseignants se sentent mis dans des positions d’exécutants alors qu’elles et eux se vivent comme des professionnels autonomes.
Une seconde manière amène à s’intéresser au contenu des formations suivies. La littérature internationale sur les formations d’enseignants (teacher education) nous apprend que celles-ci, qu’elles soient longues ou courtes, sont souvent assez peu valorisées dans le paysage universitaire, et doivent lutter pour leur reconnaissance, voire leur survie. Dès lors, l’enjeu de l’universitarisation des formations conduisant aux métiers de l’enseignement rejoint souvent celui de la valeur sociale du métier.
Et entre déclassement et rémunération ?
Là la réponse est claire et s’étend au-delà des enseignants à une grande part de la fonction publique : le gel du point d’indice a amené un décrochage des rémunérations, qui a pu être en partie compensé par des mesures catégorielles ou des primes et indemnités. Comme le rappelle Philippe Meirieu dans un ouvrage récent par exemple, en 1990 le traitement d’un.e professeur.e des écoles débutant.e était 2 fois plus élevé que le SMIC. Aujourd’hui, ce rapport est tombé à 1,2. Plus récemment encore, le rapport de France Stratégie de décembre 2024 permet d’avoir des éléments de comparaison très précis : alors que le salaire net moyen des cadres de la fonction publique (hors enseignants) est en moyenne de 3 919 euros, celui des enseignants est de 2 770 euros. Bien sûr, ces moyennes agrègent de nombreuses situations très différentes (si l’on pense à l’ancienneté en poste par exemple) mais cela montre bien que la comparaison salariale n’est pas en faveur des enseignants, ce qui vient nourrir le sentiment de déclassement subjectif.
La comparaison entre des cohortes d’enseignants montre aussi que, passé le tout début de carrière, la situation salariale des enseignants a eu tendance à se dégrader entre les années 2000 et 2010. S’ajoute à cela une tendance à l’individualisation des rémunérations qui se traduit par une injonction à accepter de nouvelles missions pour toucher des primes ou indemnités spécifiques, comme l’a illustré la mise en place du « Pacte enseignant » à la rentrée 2023. Notons cependant que les primes représentent une part du salaire moins importante pour les enseignants que pour les autres cadres de la fonction publique, ce qui explique en partie les écarts de salaires moyens.
Vous parlez de « fragmentation » et insistez sur la complexité et la diversité des situations enseignantes à laquelle vous aviez déjà consacré un travail de recherche. Pourquoi ?
Il fait parfois sens de considérer les enseignants comme faisant partie d’un même groupe professionnel et d’avoir un propos assez général concernant les grandes dynamiques sociales qui les concernent. Par exemple, il est vrai qu’ils relèvent tous ou presque d’un même ministère de tutelle, qu’ils sont confrontés à des changements sociaux transverses tels que les nouvelles formes de gestion publique, la privatisation de certains services publics, ou encore la demande sociale forte de la part des familles ou des employeurs.
S’il est important d’étudier les enseignants dans ce qu’ils ont de commun (ou non) avec les autres actifs dans la société d’aujourd’hui, de ne pas en faire des acteurs isolés, en somme de s’intéresser aux inégalités intergroupes professionnels, il ne faut pas perdre de vue pour autant les inégalités intragroupes qui distinguent différents segments professionnels enseignants. Ainsi, faut-il le rappeler, les enseignants du premier et du second degré ont des histoires sociales et professionnelles très différentes et s’insèrent dans des fonctionnements institutionnels distincts.
Au sein du second degré, les différences de corps (certifiés, agrégés, professeurs de lycée professionnel…) s’accompagnent de différences en termes de formations, de conditions de travail, de salaires. Les contractuels, de plus en plus nombreux, sont aussi à prendre en compte. Et bien sûr, il y a les enseignants du public et du privé, ces derniers étant souvent moins étudiés par la recherche. Dès lors, en fonction de leur situation statutaire, les enseignants ne sont pas tous logés à la même enseigne face aux dynamiques sociales actuelles.
Le grand déclassement, une exception française ?
Comme l’explique bien Xavier Dumay dans l’entretien qu’il nous a accordé, les difficultés de recrutement sont communes à la plupart des pays dits industrialisés. Les enquêtes internationales comme celles qu’il coordonne invitent à prêter attention aux dynamiques de convergence dans la gestion des carrières enseignantes au niveau international à travers diverses institutions et forums, qui peuvent en partie expliquer ces tendances communes. Il n’en reste pas moins qu’au niveau des rémunérations, les enseignantes et enseignants français sont particulièrement mal lotis.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Géraldine Farges, Igor Martinache : Enseignants : le grand déclassement ? Editions PUF. 2025
