Depuis quand le principe d’égalité salariale entre les femmes et les hommes est-il inscrit dans la loi ?
Il est inscrit dans le code du travail depuis 1972… Mais ce principe est aussi garanti par l’OIT, dont la France est co-fondatrice, depuis 1919. Il nous a fallu un peu de temps, on dirait, pour transposer en droit français un principe auquel nous croyions suffisamment fermement pour en faire un devoir pour les pays du monde entier !
Et pourtant malgré cette inscription dans la loi, les écarts salariaux entre les unes et les autres subsistent encore. Vous expliquez que selon le mode de calcul pour lequel on opte, ils sont estimés à 4% … ou à 24 %. En termes de discrimination, ce n’est évidemment pas la même chose ! Alors, qui faut-il croire ?
Tout dépend de ce que vous voulez montrer. Si vous êtes un employeur qui veut prouver qu’il n’est pas discriminant dans ses recrutements et promotions, c’est le chiffre de 4% qu’il faut retenir.
Si vous êtes un·e citoyen·ne qui s’inquiète de ce que les femmes sont plus pauvres que les hommes et que cela empire tout au long de leur carrière jusqu’à aboutir à 30% d’écart dans les pensions de retraite, intéressez-vous plutôt à l’écart global (c’est-à-dire l’écart moyen, hors tout, entre les rémunérations de toutes les femmes et de tous les hommes) qui se situe à 22,2% selon la toute dernière étude disponible.
Enfin, si vous êtes un employeur qui ne cherche pas à se défausser de ses responsabilités mais qui veut contribuer à l’équité, aux équilibres économiques et à la durabilité des sociétés, intéressez-vous aussi à l’écart global. Parce que même si les employeurs ne sont pas directement discriminants pour une bonne partie des inégalités salariales, ils trouvent des bénéfices à un système économique et socio-culturel qui sous-valorise le travail des femmes. C’est plutôt une bonne affaire pour les employeurs que les métiers dits féminisés soient aussi les moins payés. Pourtant, ce sont des métiers incroyablement créateurs de valeur. Une valeur dont les entreprises bénéficient directement ou indirectement à travers la formation de la population, l’hygiène, la santé, le soin, le confort, le lien social qui font tenir toute une société, ce qui permet à l’économie de bien fonctionner.
Pendant longtemps, le salaire des femmes, plutôt perçu comme salaire d’appoint, a été minoré. Cette perception a-t-elle laissé des traces et joue-t-elle encore aujourd’hui un rôle dans la persistance des inégalités salariales genrées ?
Ici, on ne vient pas chercher que le rapport des femmes et des hommes au salaire mais toute l’imagerie inconsciente – et scabreuse – du rapport des femmes à l’argent. Dès toutes petites, les filles sont habituées à ne pas réclamer d’argent mais à se faire offrir des cadeaux (les filles reçoivent 31% plus de cadeaux que les garçons avant 12 ans). Les petits garçons intègrent très tôt que tout travail mérite salaire et demandent de l’argent de poche pour récompenser leurs résultats scolaires ou leur participation aux tâches ménagères (les garçons reçoivent 2 fois plus de récompenses pour leurs résultats scolaires & leur participation aux tâches domestiques.). Ainsi, nous donnons dans les faits, moins d’argent de poche aux filles (l’écart fille/garçon face à l’argent de poche s’établit à 12% à l’âge de 10 ans et à 33% à l’âge de 16 ans). Et nous les habituons à travailler gratuitement !
D’autres explications « objectives » sont avancées pour expliquer ces inégalités. Parmi celles-ci, on trouve la durée hebdomadaire de travail. Les femmes travaillent de fait, vous le rappelez, en moyenne 10% de moins que les hommes (4.7 % chez les cadres ; 23% chez les ouvrier. ères). Les femmes, premières bénéficiaires du temps partiel : vous en dites quoi ?
Demandez aux femmes si elles travaillent moins que les hommes ! En réalité, elles travaillent plus, mais pas nécessairement pour l’employeur. Quand on sait qu’encore aujourd’hui, 72% du temps de travail domestique et familial est assuré par les femmes, il faut se rendre à l’évidence : la double journée de travail des femmes est toujours d’actualité. Les hommes passent plus de temps dans l’espace social extérieur qu’est le travail. Mais quand ils en sortent, leur journée est quasiment terminée. Celle des femmes continue pendant plusieurs heures, à haute dose de technicité, de concentration, de rigueur, de charge mentale et de charge émotionnelle.
Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a établi à 33% du PIB la valeur du travail informel que représente le travail domestique et familial. Le problème, ce n’est donc pas que les femmes travaillent moins, c’est qu’elle ne perçoive aucune rémunération pour une grosse partie de la valeur qu’elles créent. Pourtant, tous les acteurs économiques bénéficient de cette valeur créée : les entreprises ne pourraient pas tourner très longtemps si les femmes faisaient la grève du « care » dans les espaces domestiques et dans tous les lieux du lien social.
En réalité à qui profitent le temps partiel des femmes et la semaine de quatre jours ? Les premiers bénéficiaires, ce ne sont pas les femmes, ce sont les employeurs. Le 4/5ème est une excellente affaire pour eux, sur deux tableaux : la masse salariale diminue et la productivité horaire augmente. En effet les salarié·es en temps partiel vont, dans certains secteurs, compenser leur absence en rentabilisant au maximum leur travail : organisation au cordeau, diminution des temps de pause (moments de convivialité où se jouent justement des opportunités de progression)…
Autre explication avancée : l’ancienneté, critère a priori non-genré. Mais en réalité, femmes et hommes ne sont pas égaux.ales face à ce déterminant de la rémunération : pourquoi ?
L’ancienneté réussit mieux aux hommes qu’aux femmes parce que l’emploi des femmes est plus « instable ». Elles sont plus nombreuses à être en contrat court ou précaire. Quand elles sont en CDI, elles sont davantage susceptibles de quitter leur job à la faveur d’un événement familial ou d’un rapprochement de conjoint que ne le sont les hommes. Enfin, elles heurtent le plafond de verre et rencontrent le sexisme, et souvent ne voient pas d’autres solutions pour y échapper que de changer de boulot. Même si l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs.
Autre déterminant de la rémunération : le secteur d’activité. Majoritairement, les femmes choisiraient des secteurs « moins valorisés », demandant « moins de compétences », donc « logiquement » moins bien payés. CQFD. Mais ce raisonnement a lui aussi ses failles : lesquelles ?
C’est faux de croire que les métiers « féminisés » demandent moins de « compétences ». Il faut beaucoup de compétences pour prendre soin des petits, pour enseigner, pour entretenir des locaux, pour prendre soin des malades, des personnes âgées, des personnes fragiles, pour préserver le lien social, pour bosser dans la RSE, dans la comm. et dans tous les métiers où les femmes sont sur-représentées. Mais tout se passe comme si le sens était débiteur de la valeur financière. On compte beaucoup trop sur la générosité des femmes et sur leur sens du collectif. A vrai dire, on l’exploite, ce sens de l’intérêt général… Ce qui ne contribue pas, soit dit en passant à en faire quelque chose de si désirable que ça pour les hommes.
Nous avons eu, pendant les confinements liés à la pandémie de Covid de grands discours sur les métiers essentiels. Parce que juste, nous nous rendions compte que ce dont nous avons le plus besoin, c’est de profs, d’aides soignant·es, d’infirmier·es, d’assistant·es sociales, de médecins généralistes… Mais si c’est essentiel, ne sommes-nous pas complètement irrationnels de ne pas traiter correctement, sur le plan financier et pas seulement, ceux et majoritairement celles qui exercent ces métiers ?
Finalement, s’il y a persistance des inégalités, disent certain·es, et surtout certains, la responsabilité en incomberait moins aux entreprises, qu’à des mécanismes de biais inconscients, et à des freins, intériorisés par les femmes elles-mêmes (plafond de verre, sentiment d’imposture…) : cette explication est-elle recevable ?
Elle l’est en partie : nous avons toutes et tous des biais qui influencent nos perceptions de nous-mêmes et des autres, nos comportements et nos relations. Il n’est pas inutile d’en prendre conscience et surtout de faire preuve d’humilité vis-à-vis des biais. Même quand nous sommes pleins de bonne volonté, nous en avons et ils nous font agir sournoisement en dessous de la ligne d’eau de notre intelligence, de notre ouverture d’esprit, de notre esprit critique.
Mais attention à ne pas faire du biais l’alpha et l’omega de la lutte contre le sexisme et du combat pour l’égalité. Car c’est aussi comme ça que l’on se dédouane un peu facilement : oups ! c’est pas moi, c’est mes biais, j’ai pas voulu discriminer mais bon on a tous des biais… Et aussi comme ça que l’on a fait peser sur les femmes une part de la responsabilité des injustices qui leur sont faites. On les a dites pétries de complexes (d’imposture, de la bonne élève…), insuffisamment audacieuses parce que trop imprégnées d’autocensure, trop fières ou bien trop frileuses pour prendre des risques, pour négocier, pour faire preuve d’autorité… Comme si le fait d’avoir été socialisée dans un monde patriarcal n’autorisait qu’aux plus « puissantes », c’est-à-dire celles qui savent endosser les codes de la virilité, de se « dépasser » et de dépasser la féminité, de se sortir de ce complexe infantile de la petite fille trop sage et trop modeste. C’est mal connaître les femmes. Et c’est surtout oublier que leur autorité, leur détermination, leur volonté de parler d’argent, de se valoriser et de combattre font l’objet d’une moindre admissibilité sociale que de mêmes comportements de la part d’hommes. Il faut par exemple savoir que lorsqu’une femme négocie son salaire, elle a 24% de chances en moins qu’un homme d’obtenir gain de satisfaction.
Expliquer les inégalités salariales, c’est « indispensable pour couper le mal à la racine », concluez-vous. Mais pour les éradiquer, il ne suffit pas d’expliquer, il faut agir. A quels changements appelez-vous, en ce sens ?
Il faut agir concomitamment sur la sphère privée et la sphère professionnelle, avec l’appui de la puissance publique.
Un premier chantier important, c’est la parentalité. Cela reste, même de nos jours, un des facteurs explicatifs de beaucoup de décrochages salariaux. Aussi longtemps que les hommes ne prendront pas pleinement leur part, et cela sur la durée, les femmes seront poussées à réduire leur temps de travail, à refuser des jobs parce que les temps de trajet seront trop longs, à s’exclure des moments de vie informels de la vie professionnelle qui sont des espaces d’accès aux opportunités. L’Etat a une carte à jouer pour renforcer l’attractivité du congé paternité et du congé parental pour les hommes. Il y faut de l’ambition et des moyens. La Suède, parce qu’elle a vu les choses en grand en rémunérant vraiment correctement le congé parental atteint le score de 85% de pères qui en font la demande. En France, on est en dessous de 2% !
Le second chantier, c’est la redéfinition de la valeur des métiers. La directive européenne sur la transparence des rémunérations est rédigée dans cet esprit. Espérons qu’elle ne soit pas trop détricotée dans le processus de transposition en droit français. Si on en préserve l’esprit, il va s’agir de se poser la question de la valeur financière et extrafinancière, directe et indirecte qui est créée par chacun·e. Aujourd’hui, un·e responsable commercial·e est bien payé·e parce qu’il/elle peut « flécher » facilement son apport au chiffre d’affaires de l’entreprise. Mais cet apport, il est en réalité le résultat de toute une chaîne de valeur dans laquelle de nombreux autres métiers s’inscrivent. Si les locaux ne sont pas propres, pas sécurisés, s’il n’y a pas du personnel qui fait tourner l’entreprise en « back office », si la population à laquelle on veut vendre des produits et services n’est pas éduquée et soignée, notre responsable commercial sera assurément moins productif. Il va falloir prendre en compte tout le travail invisibilisé qui permet à celles et ceux qui gagnent le plus de faire démonstration de leurs compétences et de leur efficacité.
Le troisième chantier, c’est celui des modèles d’affaire et des cultures d’entreprise. On sait désormais que la croissance reposant sur la captation des ressources (ressources naturelles, force de travail, énergie et créativité, disponibilité, générosité…) et sur la compétition est un système mortifère pour l’environnement et la justice sociale. C’est le moment de se poser collectivement la question de savoir comment nous voulons produire et répartir les richesses… Et surtout pourquoi nous le faisons. Si nous le faisons pour rendre très riches un très petit nombre de personnes qui sont majoritairement des hommes en l’occurrence, nous allons nulle part. Peut-être sur Mars ? Je ne suis pas sûre que ce soit une perspective si désirable quand nous avons aussi pu prouver, en tant qu’espèce, que nous sommes capables de produire des systèmes sociaux relativement respectueux de l’environnement, garantissant au mieux la paix et la sécurité physique du plus grand nombre.
Propos recueillis par Claire Berest
Crédits photos : © Romain Braquet.
