La réalisatrice et le réalisateur égyptiens engagés (déjà auteurs de Happily Ever After, approche intime du Printemps arabe, premier long métrage remarqué au Festival international du film documentaire d’Amsterdam en 2016) figurent dans un geste collectif et libérateur les limites et les élans de jeunes villageoises des bords du Nil en lutte contre les stéréotypes masculins et les carcans entravant leur corps et leur cœur. Des filles frondeuses qui prennent ici le devant de la scène comme elles rêvent de prendre en main leur destin.
Au village copte, théâtre de rue au féminin, subversion de l’ordre social
Autant que les réalisateurs (lors de la première rencontre avec cette drôle de troupe en 2017), nous sommes vite pris par le spectacle de ces jeunes filles bras souvent nus, cheveux déliés, se mettant à chanter et danser en pleine rue, à improviser une scène de théâtre pour clamer à tue-tête leur envie de se vêtir comme elles l’entendent et d’épouser qui leur chante, un jeu et des cris qui font grand bruit, amplifié par des tambours et autres maracas, devant des badauds désarçonnés. Pareille audace suffit à emporter l’adhésion du duo de documentaristes. Un miracle réciproque et le début d’une complicité nouée autour du travail déjà accompli par la réalisatrice et le réalisateur puisque les jeunes filles, après visionnage, donnent leur accord à l’idée d’être filmées dans leur quotidien artistique et … personnel.
Au point d’accepter la présence de la caméra (équipe légère, matériel minimaliste) à leurs côtés, y compris au cœur des relations amicales et aimantes, ou au sein de la famille.
Au bord du Nil entre copines baignées de soleil, courant et riant dans les herbes à grandes enjambées, lors de répétitions et mises en place pour une éventuelle représentation à la recherche d’un semblant d’estrade ou d’un autre lieu adéquat… les jeunes filles semblent se mouvoir sous nos yeux dans des espaces librement investis.
Pourtant, au fil du temps (long) de cette incroyable expérience partagée avec celle et celui qui les filment, les héroïnes rebelles gagnent en âge et les évolutions, la part intime de chacune, se complexifient.
A l’épreuve du patriarcat, recul et résistance
Nous suivons avec une attention affectueuse les aventures de Majda, Monica, Haidi et les autres. Avec des interrogations récurrentes : comment échapper aux injonctions dominantes relayées par des mères qui ont toujours connu l’oppression et la relégation au foyer ? Peut-on échapper au mariage arrangé ? Le mariage est-il compatible avec l’amour ? La force du groupe, a fortiori d’un collectif artistique, permet-elle de résister à la pression sur les corps et les esprits féminins engendrée par le patriarcat ? A quelles conditions, dans le contexte d’un village copte reculé du sud de l’Egypte aujourd’hui, des adolescentes et des jeunes femmes peuvent-elles aller au bout de leur rêve ?
Le dispositif de filmage mis en place réserve des surprises en offrant par exemple à Majda d’oser devant la caméra résister à son frère en refusant de regarder un match de football à la télévision ; le documentaire est émaillé de courtes scènes au cours desquelles les filles subissent, de façon insidieuse, par manipulation rejouée ou contrôle assumé, des « formes plus douces d’oppression », de la part de proches de sexe masculin, comme le souligne Nada Ryadh, la réalisatrice.
Un contexte oppressant d’où surgit une heureuse exception. Ainsi le père d’Haidi prête à abandonner la troupe cherche-t-il à convaincre sa fille de ne pas renoncer au cours d’une conversation argumentée.
Les filles du Nil ne cherchent pas cependant à véhiculer des illusions quant à la prise de conscience radicale de ses héroïnes. « Elles ne sont pas exposées à la pensée féministe », précise Nada Riadh, mais leur expérience humaine et leur pratique du théâtre dans ce collectif original sont représentatives d’une nouvelle génération qui tente de créer sa propre communauté. Et elle ajoute : « le plus important est cette communauté qu’elles ont créée et dans laquelle elles peuvent devenir qui elles veulent, et échapper à toutes les assignations ».
Sans simplification réductrice, Les Filles du Nil, documentaire subtil – remarquablement mis en valeur par le montage au cordeau de Véronique Lagarde-Ségot et Ahmed Magady-Marsy -, agit sur nous, spectatrices et spectateurs, comme le révélateur miraculeux de l’éveil à la vraie vie d’une petite communauté de filles d’Egypte sur le chemin semé d’obstacles de leur émancipation. Et Nada Ryadh et Ayman El Amir filment à la fois le départ pour Le Caire de celle qui, fidèle à une vocation inébranlable, veut intégrer l’Ecole d’Art… et actent l’absence à l’écran d’autres. « On ne peut pas inventer un happy end. Le patriarcat fait disparaître les femmes de l’espace public. Le montrer est pour nous une question morale ».
Samra Bonvoisin
Les Filles du Nil, film de Nada Ryadh & Ayman El Amir-sortie le 5 mars 2025
Sélection Semaine de la critique, L’œil d’or, prix du meilleur documentaire, ex-aequo avec Ernest Cole, photographe de Raoul Peck, Festival de Cannes 2024
