Elevé dès l’enfance dans l’amour de l’opéra, à travers la fréquentation précoce de la salle de Santiago et l’écoute émerveillée de « la voix d’ange » de la Callas par disque interposé (la cantatrice admirée par ses parents n’est déjà plus de ce monde), le cinéaste chilien Pablo Larrain ne choisit pas la facilité. Derrière la simplicité de l’argument et le choix de la star Angelina Jolie comme interprète, il fait le pari à haut risque de retracer « la vie de la plus grande chanteuse d’opéra du monde, Maria Callas, durant ses derniers jours à Paris ».Un parti-pris cependant à rebours de tous les clichés du ‘biopic’.
Mythe et vie intime, une traversée dans les méandres de la mémoire.
Au pré-générique, apparaît rapidement une série de photographies mêlant des moments-clés du passé prestigieux de la diva, comme pour fixer le cadre (connu) et nous faire pénétrer dans l’inconnu (la fin de sa vie).
Nous sommes en effet le jour de la mort de Maria Callas le 16 septembre 1977 à Paris, dans le quartier où elle habitait, non loin de la Tour Eiffel, avenue Georges-Mendel. D’abord à l’extérieur, dans la tristesse de quelques personnes devant l’entrée, cadrées de loin, une scène suivie de quelques plans dans la pénombre du grand appartement haussmannien aux boiseries brunes, à la lumière voilée, envahi par un silence qui n’est pas seulement celui du deuil et du chagrin des deux domestiques dévoués.
Le récit se déploie, une première fois, en un long flash back sur la semaine qui a précédé la mort. Et dès le départ le visage d’Angelina Jolie, cadrée en plan moyen, épaules nues, la blancheur des épaules nues soulignée par une robe légèrement décolletée en satin noir. Une Angelina Jolie, très concentrée, en train de chanter.
Nous serons presque tout le temps accompagnés par les airs d’opéra (Bellini, Puccini, Verdi notamment) qui ont fait la gloire de la Callas au fil d’autres flash back et allers et retours entre passé et présent, rêves et fantasmes.
De l’émancipation artistique à la détresse d’une femme en quête de son être profond
Si le réalisateur privilégie une approche intime et une traversée dans les méandres de la mémoire, c’est pour suggérer les signes de la détresse d’une femme esseulée, au bord du gouffre. Figure unique de l’opéra, célébrée comme une star dans le monde entier par la puissance de sa voix de soprano, par l’innovation dans son interprétation du répertoire lyrique classique, et au-delà, et ce, avec un rayonnement inégalé sur plusieurs décennies (avant qu’elle ne mette fin à sa carrière en 1965).
Elle a durement conquis son émancipation par la construction d’une voix sans cesse portée au sommet, lutté pour son indépendance dans un monde de célébrité où les femmes, même privilégiées, de par leur statut public et l’exposition de leur « vie privée » sont sous le feu des médias (et des critiques) sans en maîtriser le cours. La relation ambivalente avec Aristote Onassis (bonheur fugace, revers et abandon brutal) conjuguée avec la « belle » histoire de l’ascension sociale d’une adolescente d’origine grecque et de milieu populaire, au don précoce, au physique supposé ingrat, parvenant au sommet par un acharnement au travail sans faille… fabrique un destin légendaire et écrasant.
Mise en scène mêlant les registres d’image, artifices et vérités
Maria, le film de Pablo Larrain, par sa composition musicale opératique et le mixage saisissant, parfois dérangeant, des airs chantés par Angelina Jolie avec des interprétations enregistrées par Maria Callas, permet-il à un large public d’accéder à cet art lyrique, aux origines italiennes populaires remontant au XVème siècle, selon le souhait du réalisateur ?
En tout cas, le montage subtilement agencé – mêlant des images de natures diverses (fausses actualités recréées et vraies archives, concerts enregistrés et autres reconstitués…), le comble de l’artifice de l’habitation surchargée (comme un décor ostentatoire), associés aux voix mixées d’Angelina Jolie et de la Callas – ouvre une faille entre les traces d’une gloire passée et l’épaisseur du présent ; une faille figurant l’ampleur de la souffrance de Maria.
La fiction fragmentaire, hantée par tous les fantômes du passé qui l’habitent, s’approche par glissements successifs d’une femme en perdition. Dans l’étouffoir ouaté d’un appartement haussmannien encombré d’objets d’art et de souvenirs, un espace aux tentures épaisses et aux lumières tamisées, accompagnée par une cuisinière et un majordome attentionnés, Maria, en dépit de quelques sorties et échanges avec un journaliste « fictif » nommé Mandrax (somnifère puissant qu’elle consomme à l’excès) supposé écrire l’histoire de sa vie, Maria donc va et vient, parfois dans un état à la lisière du sommeil, sans autre objectif apparent que de retrouver sa voix perdue.
Non pas pour remonter sur scène mais pour se prouver à elle seule qu’elle peut chanter à nouveau. D’où la perte de soi tant la voix et le chant constituaient le fondement de son existence. Aussi l’incarnation suggérée par Angelina Jolie, fruit d’un long travail de préparation, prend-elle une résonance étrange dans l’émergence, parfois visible, de la difficulté de l’entreprise pour la star américaine d’aujourd’hui dans un exercice inhabituel de son jeu.
On peut voir cette fiction habitée comme un hymne à la culture opératique, un hommage à une chanteuse d’opéra exceptionnelle et à son besoin d’absolu brisé par la perte de sa voix mettant fin prématurément à une carrière unique.
On peut y regarder et y entendre aussi une histoire hantée par l’inconscient et l’imaginaire, dédiée à une artiste hors du commun, telle une héroïne féminine tragique, au diapason des personnages incarnés en tant que cantatrice ; une histoire à l’inquiétante étrangeté, consacrée à une femme morte à 53 ans dans la solitude déchirée par les échos d’un monde lointain et les tourments de l’abandon.
Le prix d’un talent inouï, d’un arrachement obstiné à sa condition de femme et la célébration hallucinée, par Pablo Larrain, cinéaste atypique, d’une indépendance artistique et personnelle conquise de haute lutte dans un univers, à quelques exceptions près, essentiellement dominé par les hommes.
Samra Bonvoisin
Maria, film de Pablo Larrain-sortie le 5 février 2025
Mostra de Venise 2024