« Question sérieuse : sommes-nous considérés et nous considérons-nous nous-mêmes encore en tant que pédagogues ? Cette année encore, comme chaque année depuis 2019, autour de 800000 élèves de CP « bénéficient » en ce mois de janvier de l’évaluation nationale « Point d’étape ». C’est donc une nouvelle occasion de faire un autre point d’étape : celui sur l’état de notre métier » écrit Jadran Svrdlin. A travers l’analyse des évaluations nationales, le professeur des écoles voit « l’irréversibilité de ce processus de prolétarisation (qui) s’approche. » Il signe ce texte.
« Un pédagogue ne peut jamais prendre le discours scientifique du moment pour argent comptant : il doit toujours l’interpréter à l’aune de ses propres connaissances professionnelles issues de sa pratique. » Rémi Brissiaud
Question sérieuse : sommes-nous considérés et nous considérons-nous nous-mêmes encore en tant que pédagogues ? Cette année encore, comme chaque année depuis 2019, autour de 800000 élèves de CP « bénéficient » en ce mois de janvier de l’évaluation nationale « Point d’étape ». C’est donc une nouvelle occasion de faire un autre point d’étape : celui sur l’état de notre métier.
Nous allons tenter de questionner l’adaptation des outils que l’on nous impose aux objectifs de réussite affichés. L’imposition de bonnes pratiques prônée depuis quelques années au nom de la science et se traduisant par des évaluations et des programmes de plus en plus coercitifs, rognant sans cesse cette liberté pédagogique dont on ne sait même plus si elle est le cœur même de notre statut, nécessite une pause. Bref, on se pose et on réfléchit.
Ce qui est en jeu, c’est bien plus que ce que l’on croit et que l’on veut bien nous faire croire. Disons-le d’emblée : l’hypothèse d’une prolétarisation du corps enseignant doublée d’une refonte des contenus enseignés sous forme d’un pseudo-recentrage sur les fondamentaux absurde sur le plan scientifique est sur la table. Les conséquences concrètes de telles politiques, tout comme leurs causes, seront à rechercher du côté de leur articulation avec d’autres politiques d’assignation à résidence sociale des élèves issus des classes défavorisées.
Les différentes évaluations nationales, généralisées à l’école élémentaire depuis la dernière rentrée, sont présentées en permanence sous leur auréole de scientificité. Or, le fameux Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) appose son sceau sur des dispositifs qui n’ont souvent rien de scientifique, même si le vernis qui les recouvre tente de nous faire croire le contraire.
Des problèmes de plusieurs types
Jetons donc pour cela un coup d’œil sur les évaluations que les centaines de milliers d’élèves de CP ont passées et que leurs enseignant.es ne corrigeront jamais. Il y a dans ces évaluations des problèmes de plusieurs types.
Nous pourrions commencer notre analyse par ces exercices où les choix des variables brouillent la lecture de résultats et empêchent leur exploitation optimale. C’est par exemple le cas des exercices de phonologie où on invite les élèves à entourer, dans une liste de lettres, la première lettre de certains mots dictés mais où le choix s’est porté sur l’écriture scripte minuscule. Ainsi, un élève qui entend bien le son qui se trouve au début du mot « dent » peut rater l’exercice parce qu’il confond les lettres d et b alors qu’il aurait réussi si on lui avait présenté les lettres D et B. Nous pourrions poursuivre avec les exercices où les élèves sont évalués sur leur capacité à identifier des mots se terminant par le même phonème mais où, parmi les quatre propositions il y a quasi systématiquement un dessin qui peut être confondu avec le mot-cible lui-même. Ce choix nous empêche de savoir si l’élève a choisi d’entourer le dessin de l’enveloppe parce qu’il n’a pas réussi à identifier le phonème qui se trouve à la fin du mot « message » ou bien parce qu’il a cru que ce dessin représentait un message lui-même !
On ne peut que tomber d’accord sur le fait que ces choix qui font office de bruits parasites gêneront surtout les élèves les plus fragiles. Ceux qui entendent immédiatement les ge de « message » et de « manège » n’auront pas le temps d’être attirés par la proximité sémantique de l’enveloppe avec le mot-cible. Ces choix creuseront donc les écarts entre les élèves.
Mais nous ne nous attarderons pas plus sur ces exemples car il y a bien plus grave dans ces évaluations que ces choix malheureux qui persistent depuis 7 ans. Nous ne parlerons pas non plus ici de l’exercice 14 et de sa ligne graduée. On pourrait pourtant dénoncer cet exercice qui est une version modifiée de façon fort malheureuse de l’exercice le plus commenté des premières versions de l’évaluation dans lequel on invitait les élèves à dire quel nombre correspondait à une position sur un segment dont les extrémités étaient numérotées. Cet exercice justement décrié à cause de sa déconnection avec les connaissances des élèves de cet âge-là a été modifié par le rajout de traits correspondant aux nombres entiers placés entre les deux extrémités numérotées. On favorise ainsi désormais un simple comptage-numérotage qui permet de trouver la bonne réponse et évite de s’intéresser de quelque façon que ce soit aux quantités représentées par les nombres, donc aux nombres eux-mêmes. Un comble pour un exercice de mathématiques, que l’on va donc laisser de côté.
Dépossession du métier
Mais là où ces évaluations vont encore plus loin dans la négation de notre expertise pédagogique et notre dépossession du métier c’est lorsqu’elles nous font abandonner le cœur d’une évaluation, à savoir sa correction, c’est-à-dire l’analyse des productions des élèves, à un logiciel. C’est le cas pour toutes les évaluations nationales, quel que soit le niveau de classe. En effet, le protocole imposé aux enseignant.es prévoit que, une fois la passation des évaluations effectuée, celleux-ci se rendent sur une plateforme numérique pour y reproduire les réponses des élèves. L’enseignant.e n’a donc absolument aucun rôle dans ce qu’on appelle la correction, c’est-à-dire l’analyse des productions des élèves. Iel n’est qu’une courroie de transmission, infantilisée qui plus est avec cette tâche de reproduction des réponses à l’identique. Tâche qui pourrait ne s’avérer qu’ingrate et fastidieuse si elle n’était aussi source de frustration. L’exemple de deux exercices de mathématiques nous permettra de saisir les enjeux de cette souffrance insidieuse.
Il s’agit des exercices de résolution de problèmes. L’exercice 7 en comporte deux et l’exercice 15 trois. Il s’agit de problèmes relevant de structures additives classiques. Les élèves disposent d’un cadre vide qui leur permet de dessiner ou écrire pour s’aider à trouver la solution. Une fois la solution trouvée ils doivent entourer la bonne réponse parmi des nombres proposés en dessous du cadre.
Déshumanisation littérale des corrections
Là où ce dispositif devient insidieusement maltraitant avec ce qui reste de pédagogues en nous, c’est lors de la procédure de remontée des réponses. Les enseignant.es doivent, comme dans tous les autres exercices, se contenter de cliquer avec leur souris sur le nombre entouré par les élèves. Peu importe si ce qu’on voit dans le cadre indique une compréhension et des signes de réussite de la part de l’élève. L’élève peut très bien avoir choisi le calcul correspondant au problème et l’avoir correctement effectué, ou bien réalisé un schéma pertinent grâce auquel découle la réponse à la question posée, tout en ayant oublié d’entourer le « bon » nombre parmi les propositions. Nous devrons nous contenter de cliquer sur « absence de réponse » et cet élève sera considéré comme étant en échec alors que nous savons pertinemment qu’il n’en est rien. Alors que le cœur de notre travail pédagogique devrait se porter essentiellement sur l’analyse de ce qui se trouve dans le cadre, nous avons tout intérêt à nous abstenir même d’y jeter un coup d’œil afin de nous éviter de ressentir cette dépossession de notre expertise dans ce qu’elle a de plus dégradant. Quand la déshumanisation littérale des corrections des évaluations nous fait adopter ces comportements mécaniques de survie psychique, au détriment de ce qui constitue le cœur de notre métier, alors il est temps de voir cette réalité en face pour ne serait-ce qu’amorcer un mouvement de résistance absolument nécessaire.
Fluence
Mais terminons cette déjà longue analyse de ce dispositif par quelque chose qui devrait questionner chacun.e d’entre nous. Il s’agit évidemment des exercices de fluence. Au-delà même de la focalisation de plus en plus grande sur cet aspect bien particulier de la lecture, tant dans les évaluations ministérielles ou académiques, que de sa place grandissante dans les méthodes préconisées et les programmes eux-mêmes, choses sur lesquelles il sera temps de revenir dans un deuxième temps, il s’agit ici de questionner l’inconséquence totale des exercices proposés ici.
En effet, les exercices 16 et 17 de français sont des exercices de fluence dans lesquels les élèves sont invités à lire le plus grand nombre de mots en une minute. Nous devons les écouter et cocher les cases correspondant aux mots lus correctement. C’est encore une fois la machine qui se chargera de calculer le résultat de chaque élève. Mais, car il y en a un gros, le problème, entre autres bien évidemment, se trouve dans le choix des mots proposés aux élèves.
Dans l’exercice 16, il s’agit d’une liste de mots alors que l’exercice 17 comporte un court texte. Et dans les deux exercices, le choix des mots proposés empêche les élèves ayant acquis tout ce qui a été enseigné en classe jusque là de réussir.
L’exercice 16 tout d’abord, qui comporte 30 mots à lire, contient des mots qu’un élève ordinaire ne peut en aucun cas réussir à lire grâce à ses acquis scolaires. A la 13ème position dans cet exercice se trouve le mot « qui ». « Feu » est 16ème, « peur » 18ème… Ce que tous ces mots ont en commun est le fait qu’à ce moment-là de l’année, les graphèmes qui les composent n’auront pas été travaillés en classe. Quasiment toutes les méthodes de lecture proposent leur étude en période 4, c’est-à-dire après les vacances d’hiver. Même la méthode Légo, préconisée par le ministère lui-même, place leur étude à ce moment-là.
Il en est de même pour les mots « ferme » ou « voler » dans l’exercice 17.
Le mot « chien » dans l’exercice 2, que les élèves doivent lire seuls afin que l’on puisse évaluer leur compréhension de la phrase « Il promène son chien. » pose le même problème. La méthode recommandée par le Ministère prévoyant l’étude de ien en période 5 !
Des acquis extrascolaires
Le livret de l’enseignant.e a beau préciser que nous devons inciter les élèves à nous dire « Je ne sais pas » lorsqu’un mot leur parait trop difficile, toujours est-il que la présence de ces mots empêche la poursuite de la lecture, favorise l’écoulement des secondes perdues et partant l’échec d’une grande part de nos élèves. La présence de ces mots, au-delà même de leur position, révèle ce qu’est évalué ici : des acquis extrascolaires. Et nous savons encore une fois qui sont les perdants dans ce jeu. A l’instar d’autres, ces exercices mettent inutilement en échec les élèves issus des classes populaires, ayant structurellement moins d’acquis extrascolaires de ce genre. Les élèves qui réussiront sont évidemment ceux qui auront acquis ces connaissances ailleurs qu’à l’école. Là aussi, on exacerbe les écarts de façon tout à fait injustifiée et même injustifiable. Pour ce qui est du caractère scientifique de ce dispositif, je laisse chacun en juger lui-même.
Ces évaluations sont donc l’occasion de questionner nos pratiques et nos acceptations. Si Rémi Brissiaud, lui qui était si attaché aux méthodes scientifiques, nous invitait à passer même les discours scientifiques au tamis de notre professionnalisme de pédagogues, que dire des discours et injonctions politiques ? Ceux-ci s’attachent, sous couvert d’une pseudo-scientificité, à nier purement et simplement ce professionnalisme qui nous caractérise ou du moins devrait le faire. Cette analyse d’un dispositif concret imposé depuis 8 ans déjà tente de tendre un miroir à nos pratiques et nos acceptations trop souvent dépitées.
Cette dépossession de professionnalisme sous forme de sa délégation à des outils numériques ou d’une imposition d’outils conçus par des pseudo-experts, dont on vient en partie de démontrer le caractère fallacieux, représente le cœur de notre processus de prolétarisation, conjointement à notre déclassement salarial et statutaire. Mais alors que ces derniers aspects sont souvent et à juste titre dénoncés, cette confiscation de professionnalisme est plus insidieuse.
Or, la transformation globale de l’école en tant qu’institution en un outil de tri social encore plus définitif passe par ce qu’on vient d’apercevoir à l’œuvre ici. Car l’exacerbation des écarts et l’attachement à une conception mécaniciste de la pédagogie participent de ce tri qui passe par l’abandon des élèves issus des classes populaires. Les liens idéologiques de ces évaluations avec d’autres transformations structurelles de l’école sont forts. Ainsi, ces évaluations sont la caution des nouveaux programmes imposés à tous les niveaux de l’école primaire. Ceux-ci exigent explicitement que les enseignants s’appuient sur les résultats de ces évaluations nationales dans la construction de leur pédagogie. Les résultats en fluence doivent même amener ceux-là à « constituer des groupes » ! Mais ceci pourra être l’objet d’une autre analyse, prolongeant celle-ci.
Pour le moment, la question de notre attitude face à tout ceci et de notre attachement à notre professionnalisme se pose avec d’autant plus d’acuité que l’irréversibilité de ce processus de prolétarisation s’approche. Ce texte tente à sa manière de poser un regard lucide sur nos acceptations, certes désillusionnées, mais pour autant pas dépourvues d’effets dévastateurs. Car notre dévaluation a aussi des effets sur d’autres que nous.
Jadran Svrdlin