Il est des livres qui sans doute agacent, mais qu’il est bon de lire. C’est le cas de l’essai, aux accents parfois pamphlétaires, de l’universitaire Geneviève Sellier Le culte de l’auteur sous titré Les dérives du cinéma français, ouvrage décapant « né du désir d’aller plus loin dans l’analyse de la crise que vit actuellement le cinéma d’auteur français ». Si la démarche, iconoclaste, n’épargne ni les institutions publiques, ni la critique cinématographique, ni « la politique des auteurs » (le masculin dit « universel » faisant ici sens !) chère aux Cahiers du cinéma, sa grande force est, dans le sillage de #MeToo, de gratter là où ça fait mal. Et d’inviter à porter un « regard neuf », traversé par les « questions de genre et de classe » sur un certain nombre de films que la notoriété de leurs « grands auteurs » a pu rendre intouchables. C’est désagréable, parfois sans doute excessif, mais s’attaquer aux statues est salutaire, et d’une violence assurément moindre que la violence systémique exercée par celles-ci, mise à jour par l’autrice dans son ouvrage, et actuellement documentée par une commission de l’Assemblée Nationale…
Nouvelle vague, cinéma d’auteur et domination masculine
La « Nouvelle Vague », explique Geneviève Sellier, cherchant à « conquérir pour le cinéma la légitimité des arts nobles », a érigé les réalisateurs en « auteurs », inscrivant le geste cinématographique dans « la tradition littéraire du génie solitaire ». Statut fournissant « une sorte d’immunité artistique », et autorisant, au nom du talent, la domination masculine à s’exercer, y compris par des pratiques « qui s’apparentent au droit de cuissage » dans certains cas. Le phénomène n’est évidemment pas circonscrit à la France. Mais alors que le cinéma hollywoodien a été profondément ébranlé par le mouvement #MeToo, la « grande famille du cinéma français » a continué à faire preuve d’indulgence, voire d’« aveuglement persistant de ses élites » à ces questions de domination et de violence faite aux femmes, célébrant jusqu’à peu encore Woody Allen ou Roman Polanski…
Sans doute les caractéristiques mêmes de ce cinéma « Nouvelle Vague », dont a hérité le cinéma d’auteur d’aujourd’hui, y sont-elles pour quelque chose : centré sur la figure « de jeunes protagonistes masculins en quête d’identité », alter ego de l’auteur avec lequel ils se confondent, ce « cinéma de l’intime » et de l’ « évitement du social », s’intéresse finalement assez peu aux systèmes de domination sociale, en particulier masculine. On trouvera ainsi dans l’ouvrage de nombreux exemples de cette asymétrie genrée qui, depuis plus de 50 ans, construit les récits à partir d’un point de vue masculin, et met souvent en scène « entre fétichisation et dérision » des personnages féminins assujettis au « désir des hommes ».
On trouvera aussi une liste, sûrement non exhaustive mais déjà édifiante – et encore d’actualité – de trop nombreuses actrices victimes de cette « situation de domination sociale et genrée masquée par le mythe de Pygmalion » et d’une sorte de « turnover » qui n’hésite pas à les remplacer « aussi vite qu’elles ont été révélées ». Leurs témoignages, rappelés par l’essayiste, donnent à voir un véritable système qui a « humilié », « démoli », « pillé », pour ne reprendre que quelques-uns de leurs mots, grand nombre d’entre elles.
L’essayiste rappelle toutefois que si le « cinéma d’auteur » est aujourd’hui confronté à ces dérives, le cinéma populaire destiné au grand public aussi « participe activement au maintien de la domination masculine ». Il ne résiste pas d’ailleurs au fameux test de Bechdel qui propose « d’évaluer le sexisme dans le cinéma de fiction à partir de « trois questions simples » : 1) y a-t-il au moins deux personnages féminins portant des noms ? 2) Ces deux femmes parlent-elles ? 3) leur conversation porte-t-elle sur un sujet autre qu’un personnage masculin ? ». L’ouvrage en fait la démonstration par de nombreux exemples.
Vers une prise de conscience collective ?
Le « paradoxe de la Nouvelle Vague » est en fait d’avoir fait « émerger une nouvelle génération de cinéastes entre 1958 et 1962 », qui a certes révolutionné le cinéma, mais pas les rapports de domination masculine : Geneviève Sellier rappelle notamment que « les 150 cinéastes qui font un premier film pendant cette période, tous sont des hommes, à l’exception notable d’Agnès Varda ». Certes la situation a évolué, « on est passé de 6,4 % de films de femmes dans les années 1980 à 13,7 % dans les années 1990 (…), de 19 % en 2002 à 22,2 % en 2010, puis de 24,9 % à 26,6 % en 2020 » (statistiques du CNC). Et la création du collectif 50/50 a permis que « dès 2021 la part des films réalisés ou co-réalisés par des femmes monte à 30 % ». Mais les plafonds de verre demeurent, ainsi que le démontre l’examen précis des chiffres et bilans divers des différentes institutions publiques, patrimoniales, culturelles… en charge de produire et promouvoir le cinéma, effectué par l’essayiste.
Pour que les choses bougent, il faut mettre fin à cette hégémonie masculine et pour y mettre fin, il faut une volonté politique et une prise de conscience de toustes car la responsabilité est collective : des institutions qui freinent, une critique « cinéphilique » en mal d’autocritique, une université réfractaire aux approches de genre… explique Geneviève Sellier.
Cette prise de conscience est en marche : le collectif 50/50 a obtenu depuis 2021 que les aides du CNC soient conditionnées « au respect (…) d’obligations précises en matière de prévention et de détection du harcèlement sexuel ». Une commission d’enquête « chargée d’étudier les abus et violences (…) dans les secteurs du ciné, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité », votée par l’Assemblée Nationale en mai 2024, à la suite de plusieurs plaintes en justice, et actuellement au travail, devrait prochainement « émettre des recommandations » qui pourraient impulser un changement profond de paradigme.
C’est à l’émergence de cet autre cinéma, qui deviendrait véritablement plus inclusif, que depuis les années 2000, une nouvelle génération de femmes cinéastes travaille, traçant de nouvelles perspectives, portant un « regard acéré sur les discriminations », mettant aussi en scène des personnages féminins plus âgés et en prise avec la « réalité contemporaine des femmes qui travaillent ». Car « loin d’un modèle de création conçu comme domination et vampirisation, le cinéma, art collectif par excellence, devrait être un terrain idéal pour l’échange et le partage » conclut Geneviève Sellier.
Un essai aux partis pris certes clivants, mais qui invite à bousculer les certitudes et à renouveler les regards, et qui donne aussi, et surtout, envie d’aimer et d’aller au cinéma…
Claire Berest
Le culte de l’auteur – Les dérives du cinéma français, Geneviève Sellier. La Fabrique éditions.