Quel projet de société dessine-t-on à l’Ecole et inversement ? « On veut un débat et un vote » déclare Colombe Brossel. Les rapports parlementaires, de la Cour des comptes, les enquêtes des journalistes se sont saisis des données publiques et scientifiques : tous soulignent l’aggravation des inégalités et de la ségrégation sociale et scolaire. Les affaires Stanislas, Amélie Oudéa-Castéra ont nourri le débat public. Désormais la question des contreparties des financements publics pour les établissements privés est entrée dans le débat public. Ce jeudi 10 octobre 2024 est débattue au Sénat la proposition de loi « Assurer la mixité sociale et scolaire dans les établissements d’enseignement publics et privés sous contrat du premier et du second degrés et garantir davantage de transparence dans les procédures d’affectation et de financement des établissements privés sous contrat ». Reportée de quatre mois pour cause de dissolution, cette proposition est portée par la sénatrice Colombe Brossel (PS). La sénatrice de Paris, académie la plus ségréguée, répond aux questions du Café pédagogique.
D’où vient cette proposition de loi ?
C’est un sujet qui intéresse les sénateurs socialistes depuis longtemps. On a construit la PPL (proposition de loi) de façon classique en procédant à plus de 3 mois d’auditions, des chercheurs, des collectivités territoriales et de réseaux d’élus, les organisations syndicales et les parents d’élèves. Cette question de la mixité a pris une autre dimension à la publication des IPS : on a aujourd’hui une cartographie à l’échelle nationale et un état de la recherche extrêmement documenté sur la mixité sociale et scolaire comme sur le phénomène grandissant de ségrégation. Il y a un constat objectif d’une mixité qui régresse, sans contestation possible. Le deuxième point d’entrée dans cette PPL est lié au sénat, la chambre des territoires : beaucoup de collectivités territoriales ont été auditionnées, des collectivités mettant en œuvre des politiques publiques de mixité sociale et scolaire. Elles le font avec les compétences confiées par la loi : périmètre scolaire, sectorisation, bâti, transport et restauration scolaires… Et ça marche ! C’est à partir de ce double constat qu’on a construit la PPL.
Quels sont les points essentiels de votre proposition de loi ?
L’expression « mixité sociale » est inscrite dans le Code de l’éducation depuis 2013, à la suite de l’initiative de Vincent Peillon. Face à la dégradation des indicateurs, il ne faut plus seulement veiller à la mixité mais il faut aujourd’hui la garantir. C’est pourquoi, la première proposition est de renforcer les éléments en termes de garantie de mixité sociale et scolaire. Et on décline ensuite dans le Code de l’éducation selon les compétences des Mairies, des Départements, des Régions. Pour mettre en oeuvre une politique publique, il faut des instruments dans un cadre de travail partenarial. C’est pourquoi la deuxième proposition consiste à donner une base légale aux IPS, un indicateur qui a un double intérêt : permettre un état des lieux au niveau national et être un outil compréhensible et utilisé. On propose également de rendre obligatoires leur publication et leur transmission annuelles aux collectivités territoriales afin de leur donner les moyens de mener une politique publique.
Le troisième volet concerne l’enseignement privé. On ne peut pas avancer sur les questions de mixité sociale et scolaire si on n’intègre pas le secteur privé, même s’il existe une forme d’évitement et de ségrégation entre les établissements publics.
Depuis 20 ans, il n’y a pas d’augmentation phénoménale des effectifs dans le privé, mais la composition sociale des établissements de l’enseignement privé a radicalement changé, le taux d’enfants de familles très favorisées a quasi doublé pour atteindre plus de 45 % dans les établissements privés sous contrat. Le phénomène de ségrégation a considérablement augmenté, notamment dans l’enseignement privé. Nous proposons d’adosser le financement du privé au respect des obligations en matière de mixité. En accord avec Pierre Ouzoulias, sénateur communiste, nous avons repris sa proposition de loi.
À la suite de débats dans l’hémicycle du Sénat, on propose également de mettre en place un moratoire de 3 ans pour ne pas ouvrir une classe dans un établissement privé sous contrat après une fermeture dans une école publique dans le même bassin de recrutement. Et suite à « l’affaire Stanislas », on propose la transparence des dons et des legs aux établissements privés.
On a inscrit ce texte dans un moment dit de niche, un temps réservé, c’était important que ce texte soit débattu et voté. On veut un débat et un vote. On a choisi ce combat même si les difficultés de l’Ecole aujourd’hui recouvrent de nombreux autres aspects.
Une PPL pour « garantir » la mixité et non « veiller » la mixité : une proposition explosive ou une situation explosive ?
C’est une réponse à une urgence. On souhaitait aussi sortir d’un débat biaisé sur « la guerre scolaire ». L’état des lieux doit nous interroger ; il faut sortir soit des postures soit de la crainte. Si des collectivités font des choses, et si ça fonctionne, du point de vue des résultats scolaires, du point de vue du climat scolaire, de la capacité des élèves à grandir, à jouer, à apprendre ensemble, alors la question est « comment fait-on pour que cela soit mis en œuvre sur l’ensemble du territoire et là où on en a besoin ». On a la chance d’avoir l’aide de la recherche. La réalité est documentée, ce n’est pas idéologique. La question est comment on résout ce problème de la ségrégation. Ce n’est pas un sujet explosif : partons de la réalité, connue, étayée, documentée et confortons les propositions existantes car on a une responsabilité collective.
Si une politique publique est fondée sur IPS, quid de l’éducation prioritaire mise en place dans les années 80 ?
L’IPS est un indicateur utilisé par tous les élus sur le territoire, quelle que soit leur couleur politique, et dans plusieurs domaines, comme l’aménagement urbain ou la politique de peuplement. L’IPS permet de rattraper les manques de la carte de l’éducation prioritaire qui a 10 ans, et qui est devenue pour partie imparfaite. L’IPS a permis d’objectiver toutes les situations et parfois de rattraper les écoles qui n’étaient pas en éducation prioritaire dans des dispositifs d’accompagnement et de surfinancement des politiques de la Ville et de l’éducation prioritaire.
Une cartographie d’éducation prioritaire, c’est une cartographie de concentration des difficultés. Avec les IPS, on a un indicateur unique pour toute la France, pour parler des réalités telles qu’elles sont aujourd’hui, sans venir se substituer à l’éducation prioritaire, notamment sur l’accompagnement et la rémunération des enseignants, ou de temps dégagé ou partagé pour le montage de projet.
On est très conscients que l’IPS n’est pas l’alpha et l’oméga, mais c’est un premier indicateur pour emmener l’ensemble de la machine administrative à construire sa déclinaison pour le 1er degré. Les collectivités locales avec les Quotients Familiaux (QF) pour la cantine, le font déjà. Mais un indicateur permet d’objectiver la situation pour mener politique publique. On a auditionné l’ancien recteur de Paris, Christophe Kerrero : quand le rectorat de Paris a modifié les modalités d’affectation en lycée avec Affelnet, il a ajouté au critère de l’IPS à l’Affelnet parisien, le taux de boursier par exemple, pour moduler l’affectation de moyens aux établissements.
Dans le fond, veut-« on » vraiment la mixité ?
On a interrogé beaucoup de collectivités, principalement celles qui ont fait des choses. On a interrogé des villes, des départements qui ont mis en place des politiques publiques de mixité sociale. Mon regard est forcément biaisé positivement par cette entrée. Tous soulignent que c’est fondamental d’associer les parents dès le départ. Ce sont des bouleversements importants qui remuent beaucoup de passions, d’inquiétudes, parfois de fantasmes. Tous les élus ont raconté des réunions publiques parfois houleuses, mais ils sont unanimes pour dire qu’à la fin, une fois les changements réalisés, il y a une acceptation des politiques publiques mises en œuvre. Associer les parents très en amont est un de facteurs de réussite, comme l’évaluation scientifique extérieure. Un comité scientifique qui évalue permet de remettre un peu de rationalité dans les politiques publiques. Elles ont besoin de réalité.
« Veut-on la mixité ? » Si on ne fait rien, on laisse s’accroitre un phénomène de ségrégation. Recoudre les fractures de ce pays relève de la responsabilité des élus. La vraie question qui nous est posée, c’est comment on fait nation. On ne fait pas nation quand des enfants du même bassin de recrutement ne jouent pas ensemble, n’apprennent pas ensemble, ne deviennent pas citoyens ensemble. Ce n’est pas uniquement une question de résultat scolaire. Dans des systèmes parallèles, on ne fait pas de commun, c’est le sujet qui nous est posé aujourd’hui. Nous espérons que le débat sera aussi l’occasion d’en apprendre davantage quant à la position de la ministre, jusqu’ici bien silencieuse… Contrairement à son ministre délégué qui semble lui, s’être donné pour mission, la défense de l’enseignement privé à tout prix.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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