Qui sont ces loups des « plus dangereux », que Perrault, dans la moralité du Petit chaperon rouge, décrit « sans bruit, sans fiel et sans courroux », et qui suivent « les jeunes Demoiselles jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles » pour les manger ? Surgissent-ils vraiment du fond des bois ? « Privés, complaisants et doux », ne semblent-ils pas déjà confortablement installés dans la place, familiers, peut-être même… familiaux ? Et si le danger en effet se tenait tapi là, tout près, moins « dans la forêt » que « dans le foyer » ? se demande Lucile Novat, professeuse de lettres de collège en Seine-Saint-Denis, dans « De grandes dents – Enquête sur un petit malentendu ». S’appuyant sur différentes versions et interprétations du conte, elle nous propose dans un essai décapant et inspirant, fait à la fois de sérieux et de fantaisie, de suivre la piste du loup…
Les petits cailloux blancs dans le texte
Les termes sont d’emblée posés par l’autrice : « le conte est bien un avertissement contre les prédateurs ». Mais ceux-ci sont-ils pour autant, version communément admise, des inconnus ? Pas si sûr ! Peut-être ne voulons-nous pas voir ce que les plis du texte nous suggèrent ? Peut-être le tabou qui nous laisse interdit·es devant l’inceste nous empêche-t-il de voir que le loup, avec ses grandes dents et sa coiffe de nuit, n’est rien d’autre qu’une métaphore de l’adulte prédateur qui se cache derrière une figure familière…
L’autrice va alors partir à la chasse aux petits indices laissés sur le chemin par les auteurs, en particulier par Perrault et les frères Grimm, pouvant légitimer ce glissement d’un « loup-grand-mère » à une « grand-mère-loup ». « La folie d’amour » que celle-ci porte à sa petite fille, dans les deux versions, posée avec instance dès l’incipit, n’est-elle pas « louche » ? Pourquoi l’enfant désigne-t-elle au loup la demeure de sa grand-mère et traine-t-elle autant sur le chemin ? De quoi l’étrange « système de loquet » fait de chevillette et de bobinette protège-il peut-être Mère-grand ? …
Les sentiers ouverts de la lecture
Convoquant, notamment, le psychanalyse Bettelheim, l’anthropologue Dorothée Dussy, ou encore l’ethno sociologue Yvonne Verdier, l’autrice creuse, fouille, interroge et lève des loups… Elle rappelle ainsi que par essence même le sens d’un conte ne saurait être clos sur lui-même, ni sur une seule lecture, aussi intéressante soit-elle ; et que le temps peut nous amener à changer de lunettes pour douter de ce qui semblait si pertinent. Plus question aujourd’hui de s’imaginer que c’est la bêtise ou le désir qui pousserait cette petite fille à se jeter dans la gueule du loup. On sait désormais que le silence ne vaut pas consentement et que la sidération cloue sur place. Comme on a enfin compris que Lolita est une « petite fille violée à répétition par son beau-père », et non une adolescente aguicheuse à l’air faussement candide.
Quel est donc, alors, l’avertissement transmis par le conte ? Si les faits divers horribles existent, ils ne doivent pas pour autant occulter « les terriblement banales violences intra familiales » ; et si l’on doit évidemment apprendre aux enfants à ne jamais monter dans la voiture d’un·e inconnu·e, on doit aussi les mettre en garde contre ce qui peut se passer dernière les portes des maisons. On le sait pourtant depuis longtemps : du « Saturne dévorant un de ses fils » de Goya, à Bob-Leland, son sosie terrifiant de la série Twin Peaks de Lynch, ce sont d’abord les pères qui croquent leurs propres enfants.
Un essai en forme d’enquête, parfois autobiographique, qui propose de retourner le conte dans un « autre sens », à la manière d’un « Rubik’s cube », pour en découvrir la richesse polysémique, et en faire résonner la modernité, et les échos souterrains, en chacun·e d’entre nous. L’ouvrage s’avère susceptible de nourrir les débats interprétatifs dans la classe et même d’inspirer nos démarches d’enseignant·es : il propose, en action, un discours de la méthode, « fluide et flottante, d’attention au texte » ; il éclaire combien il convient de s’autoriser et autoriser à lire avec de soi.
Claire Berest
« De grandes dents – Enquête sur un petit malentendu », Lucile Novat. Editions La Découverte Label Zones.
« Chaperon Rouge : quand les élèves s’emparent de la question du consentement ».