Dans sa série sur l’enseignement professionnel, le Café pédagogique vous propose de partager « une tranche de vie » de ce lycée particulier, attaqué de plein fouet par le gouvernement avec la réforme annoncée Aujourd’hui, Marion Dupré nous présente Théo, son neveu. Un portrait qui permet de mettre un nom, une histoire derrière ces élèves de lycée professionnel, souvent mal menés.
Je suis encore en vacances. Les Parisiens sont déjà rentrés, les profs et élèves de la zone A ne vont pas tarder… J’en profite pour passer quelques jours en Savoie. Quelques collègues m’envient : « C’est cool, tu pourras faire du ski ! », d’autres s’abstiennent de tout commentaire. Si je vais là-bas, c’est parce que j’y ai grandi. Mes parents vivent à côté de Chambéry et mon frère aîné s’est installé en station il y a quelques années. Je monte le retrouver, et aussi profiter un peu de mes nièces et neveu.
Le plus grand, c’est Théo. Il a presque vingt ans. C’est facile, il est né la première année où j’ai enseigné. À l’époque, mon frère vivait en Angleterre. Théo est né en septembre, j’ai dû attendre le mois de décembre pour toucher mon premier salaire de professeur stagiaire et partir le rencontrer. C’était un beau bébé. Le premier de cette génération. Dix-huit mois plus tard naissaient ses deux sœurs jumelles. Ils ont grandi dans le quartier d’Hackney à Londres. Ils ont fréquenté l’école du secteur, et pour être sûrs qu’ils soient bien intégrés, leurs parents – tous deux français, ont toujours privilégié la langue anglaise, même à la maison. Pour autant, ils n’ont jamais demandé la nationalité britannique. Au fil des années, la famille n’a pas résisté. À force de se disputer, mon frère et sa femme ont fini par se séparer. Puis, le Brexit a tout compliqué. Mon frère a sérieusement envisagé de rentrer. Alors un été, un peu contraint, il s’est décidé. Il s’est installé chez mes parents, dans la station où ils avaient un appartement. Une grande station des « Trois Vallées », juste au-dessus de Moûtiers. Sa carrière de commercial et sa maîtrise de l’anglais lui ont rapidement permis de travailler, même si là-haut, les emplois sont essentiellement saisonniers.
L’automne suivant, Théo fêtait ses quatorze ans. Il était toujours allé à l’école en Angleterre. Il y faisait plein d’activités. En plus des cours, il y avait de nombreuses activités périscolaires et beaucoup d’espaces ouverts : des salles de musique, des ateliers d’arts plastiques, différents équipements pour les sports, etc. Il avait de nombreux copains mais se sentait parfois enfermé dans les groupes de niveau. D’un côté, c’était rassurant de se dire que ses copains n’étaient « pas plus intelligents », qu’entre eux il se comprenaient et n’étaient pas gênés. De l’autre, c’était frustrant de voir des groupes participer à des projets ou faire des activités pour lesquels il n’était jamais sélectionné. La répartition dans ces groupes créait de la jalousie, parfois des conflits. Aussi, ce que Théo n’aimait pas du tout à l’école là-bas, c’était de porter l’uniforme dans lequel il se sentait coincé. Comme si on l’empêchait d’exprimer sa personnalité. Alors il se rebellait, se faisait remarquer, provoquait, et parfois, sans prévenir, il partait.
En dehors, il faisait beaucoup de sport : du BMX. Assez dégourdi, il s’épanouissait. Quand son père est parti en France, il n’était plus là pour l’accompagner et encadrer. Alors, quand la possibilité lui a été offerte, Théo a choisi de quitter l’Angleterre pour rejoindre mon frère. Il y laissait sa mère et ses deux sœurs. Il ne pensait pas forcément à sa scolarité, mais voyait l’opportunité de vivre à la montagne et d’en profiter toute l’année.
Il est arrivé en France juste après la rentrée. Un mois plus tard, il avait rendez-vous avec un psychologue de l’Éducation nationale pour réaliser un bilan scolaire. Mi-novembre, il était affecté en 4ème au collège de Moûtiers. Le collège ne s’est pas vraiment bien passé pour lui. Les méthodes d’apprentissage et le système d’évaluation étaient tellement différents de ce qu’il connaissait, Théo n’arrivait pas à s’y faire. Il parlait français, mais avait du mal à le lire, encore plus à l’écrire. Son expérience anglaise ne lui permettait pas de s’accrocher ou de se motiver pour l’école. N’étant pas étranger, il n’a pas pu bénéficier des quelques dispositifs adaptés de l’Éducation nationale. Durant son année de 3ème, nous avons tous été confinés. Les circonstances pédagogiques et l’ambiance générale de cette période n’ont rien arrangé. Théo n’a pas obtenu son DNB (Diplôme National du Brevet). La voie professionnelle lui a été fortement préconisée.
Théo a choisi une formation en rapport avec la montagne, dans le lycée le plus proche. Situé à Moutiers, il s’agit d’un lycée polyvalent qui accueille plus d’un millier d’élèves, dont un tiers en sections professionnelles. Ses proportions correspondent à la moyenne nationale. Il porte le nom d’Ambroise Croizat. Un enfant de la vallée, fils d’ouvrier, qui a commencé à travailler à treize ans derrière l’établi, pour remplacer son père parti à la grande guerre. Dès le début de sa carrière, il s’est battu pour le respect et la dignité des travailleurs. Il a surtout œuvré à l’élaboration de notre système de santé. Par ses actions et sa détermination, on le surnomme souvent « Le père de la Sécurité sociale ». Dans le jeu de l’Histoire et de la transmission, il est aujourd’hui, à Moutiers, le parrain de centaines de lycéennes et lycéens qui font leurs premiers pas dans le monde professionnel.
C’est dans ce lycée que Théo a été affecté, en CAP (Certificat d’Aptitude Professionnel, en 2 ans) : Transports par Câbles et Remontées Mécaniques. Cette section permet de former les futurs employés des sociétés d’exploitation des stations de ski. La plupart sont des sociétés d’économies mixte et locale. Elles contribuent au milliard et demi d’euros de recettes réalisées par le tourisme d’hiver. Avec plus de 3 000 installations (téléskis, télésièges, télécabines, etc.) réparties sur tout le territoire, il y a de quoi occuper pas mal d’ouvriers !
Le lycée forme aussi aux métiers du tourisme et de l’accueil pour pourvoir les emplois en station, tant qu’il y en aura. Il offre également des parcours aménagés pour les sportifs de haut niveau.
Théo a commencé sa formation avec confiance, assuré de trouver facilement un emploi de proximité. Dans sa classe, ils étaient douze, une fille et onze garçons. Les enseignants étaient plutôt sévères mais Théo comprenait ce qu’ils attendaient. Il a rapidement obtenu de bons résultats. Pour les autres, c’était un peu différent. Certains avaient de grosses difficultés, des troubles du neuro-développement pouvant affecter aussi bien les apprentissages que le comportement. D’autres étaient très absents. Habitant dans les vallées, les trajets peuvent parfois être compliqués. Les retards se poursuivent en absences. Les absences incitent au décrochage. L’effectif s’est peu à peu réduit.
Durant toute la première année du CAP, les stations de ski sont restées fermées. Le stage s’est fait au lycée sur les installations de démonstration. Difficile de se projeter dans ces conditions. En deuxième année, seuls huit élèves ont continué. Théo a choisi de se concentrer, il voulait vraiment y arriver. Il a pu faire deux stages en milieu professionnel au service des remontées mécaniques de la station où il habitait.
Entre-temps, une de ses petites sœurs, Julia, avait également quitté l’Angleterre pour s’installer avec eux. Lena, sa jumelle, est restée à Londres avec sa mère. Julia s’était bien intégrée au collège et avait obtenu sans mal son DNB. Alors Théo l’enviait, il voulait lui aussi prouver qu’il était capable d’obtenir un diplôme. Il a également compris qu’il pouvait, qu’il devait continuer et envisager d’autres métiers. Il a demandé à intégrer la première Bac Pro MSPC (Baccalauréat Professionnel Maintenance des Systèmes de Productions Connectés). Avec un bon dossier, il a été accepté dans une classe de 20 élèves, dont 6 ayant obtenu le même CAP que lui. Cette formation permet d’assurer la maintenance des équipements de montagne, mais surtout d’élargir ses compétences à l’ensemble de la maintenance industrielle. Elle offre plusieurs issues de secours, au cas où les sports d’hiver ne seraient pas praticables éternellement, au cas où les élèves, en grandissant, voudraient simplement changer d’horizon.
Comme tous les Bac Pro, le cursus est ponctué par plusieurs périodes de formation en milieu professionnel. Théo les a effectuées dans une grosse entreprise implantée à côté de Chambéry, spécialisée dans les véhicules utilitaires et de damage. Il a été accueilli avec bienveillance. Les équipes lui ont rapidement fait confiance et lui ont permis de découvrir les différents postes liés à sa formation. Elles l’ont encouragé à continuer.
Cette année, Théo est en terminale, Julia aussi, en filière générale. Ils ont les mêmes échéances, les mêmes préoccupations. Ils sont pourtant différents. Contrairement à Théo qui a acquis son autonomie grâce au lycée pro, Julia a toujours été très indépendante. À la fois très proche de sa jumelle et très solitaire, sa force de caractère lui a permis d’avancer dans son parcours scolaire en surmontant les difficultés. La maîtrise du français aurait pu être un écueil, mais Julia a toujours aimé les langues étrangères. Je me souviens comment, enfant, elle s’amusait à échanger les mots d’une langue à l’autre avec la plus grande finesse. Aujourd’hui, elle s’exprime aussi bien en français qu’en anglais. Elle a aussi appris le chinois et parle un peu l’espagnol, faisant presque oublier que l’écrit reste compliqué et que, d’une langue à l’autre, il y a tant de subtilités culturelles à maîtriser. C’est étonnant comme on accompagne un enfant qui rencontre des difficultés alors qu’on oublie d’encourager celui qui les a trop vite surmontées.
Contrairement à son frère, Julia n’a pas vraiment d’idée pour un futur métier. Elle voudrait tout faire, tout essayer. Les sciences, le sport, la créativité… C’est pour cette raison qu’elle a choisi l’internat. Moins de trajet, c’est plus de temps à consacrer à sa scolarité et tous ses à-côtés. C’est aussi l’occasion de développer d’autres amitiés.
Théo, lui, continue d’habiter en station avec son père. Les trajets sont longs. Le bus emprunte des routes de montagne, il est impossible d’y lire ou travailler. Mais il se plaît là-haut. Dès qu’il peut, il va skier. Il est inscrit au club des sports en section freeride et s’occupe également des plus jeunes, auxquels il transmet sa passion. Il aime la vie en station.
Avec la maturité, il a aussi remarqué que c’est un territoire compliqué, que les choses sont limitées. « On croise toujours les mêmes gens, qui racontent les mêmes choses. On va chez le même épicier, chez le même coiffeur, chez le même médecin. Tout se sait, il n’y a pas de secret. Comme on connaît tout le monde, on se fait vite des copains, mais ils n’oublient pas qu’on n’est pas né là. » Alors il sera peut-être nécessaire de partir un temps pour mieux apprécier cette singularité.
Comme la plupart des élèves, mes deux neveux se sont inscrits sur Parcoursup. Théo a fait des vœux en BTS, dans la maintenance des engins ou la maintenance des systèmes de production. Julia a demandé des classes prépa et écoles d’ingénieurs. Des choix qui les obligeront à s’éloigner tous les deux encore un peu. Les problématiques géographiques, affectives et financières sont souvent compliquées à gérer pour un futur étudiant et ses parents. Elles le sont encore plus quand ils sont deux.
Ils passeront leur bac dans quelques semaines, certaines épreuves sont programmées juste après les vacances. La famille retient son souffle, croise les doigts mais leur fait confiance. La prochaine fois que nous monterons les retrouver, nous aurons sûrement des choses à fêter.
Mon fils aîné a pris un peu d’avance sur Théo et Julia, il est déjà à l’université. Mais cet été, il a prévu de les rejoindre et de faire la saison là-haut. Julia ne sait pas trop ce qu’elle va faire. Aller en Angleterre pour voir sa sœur et sa mère ? Profiter de la belle saison pour faire du sport et grimper, avant que la rentrée ne lui impose un rythme effréné ? Théo, lui, va travailler au centre sportif où il a déjà passé l’été dernier. L’établissement est géré par la même société que les remontées mécaniques. Il cherche un job pour son cousin. À l’âge où on leur demande déjà de capitaliser, connaître tout le monde peut aussi être un avantage. Et, pour une saison, un hiver ou un été, la montagne fera toujours rêver.
Marion Dupré