Et si des élèves de 4ème et de maternelle réalisaient un projet commun ? Et si ce projet les invitait à créer et produire au musée voisin une chorégraphie autour d’un tableau du 17ème siècle ? Professeure de français, Hélène Dargagnon nous présente un beau travail de partenariat au long cours entre les classes de Grande Section et les 4èmes du collège des Provinces à Cherbourg-en-Cotentin. Dans ce réseau REP+, nombreux sont les enjeux, les profits et les plaisirs d’un tel travail interdegré. Il relie les élèves, les disciplines (français, EAC, EPS), les enseignant·es, les parents… Il favorise l’ouverture au monde, aux autres, à la culture, jusqu’à s’approprier des lieux sacralisés et intimidants…
Pouvez-vous nous présenter le contexte de ce projet interdegré ? Vous vous êtes lancée dans un nouveau projet interdegré : « Des pas de danse au Musée! ». Pouvez-vous nous le présenter ?
Depuis plus de 10 ans, nos deux classes entretiennent un lien étroit autour de la réalisation de plusieurs projets inter-degrés. Les résultats observés en fin d’année, aussi bien auprès des maternelles que des collégiens, témoignent aujourd’hui que ces relations authentiques, outre les compétences orales et lexicales, façonnent des compétences prosociales. Conscients de cette plus-value, enseignants du 1er et du 2nd degré, nous avons tous souhaité généraliser, lors de l’année scolaire 2023-2024, les jumelages entre les classes de Grande Section (Coquelicots et Tournesols) et les 4e du collège des Provinces. Ces divers jumelages sont ponctués tout au long de l’année d’échanges à distance ou en présentiel entre les GS et les élèves de 4è. Devant l’engouement de l’équipe enseignante, il a été décidé de générer des liens encore plus denses pour les classes jumelées Tournesols/4e des Provinces, en nous servant de ces jumelages filés sur une année, pour proposer à nos élèves respectifs un projet à coloration artistique et culturelle avec le musée de la ville, consistant à créer une création dansée à partir d’un tableau du musée Thomas Henry.
En quoi consiste ce nouveau projet « Des pas de danse au Musée ! » ?
Afin d’optimiser nos objectifs, nous souhaitions bénéficier de l’intervention de Nathalie Houdusse, chorégraphe professionnelle et professeure de danse contemporaine. Un dossier a été rédigé collectivement pour l’obtention d’une aide financière via le dispositif « Notre école, faisons-la ensemble ». Cette nouvelle aventure se veut encore d’autant plus collective qu’elle sollicite quatre enseignants de maternelle, six professeurs de collège, une chorégraphe professionnelle, l’enseignante du service éducatif du musée Thomas Henry (Carine Dubost-Leloy) et bien évidemment le référent REP+, Rémi Dubreucq. Ainsi est né le projet “Des pas de danse au musée!”. A partir d’un tableau exposé au Musée Thomas Henry intitulé « La boutique du barbier chirurgien », d’échanges entre classes, de visites du Musée, du partage des temps consacrés à la création chorégraphique et du partage du temps en tant que spectateurs, les élèves vont s’inscrire dans un authentique projet de pratique artistique. Ils vont ainsi travailler conjointement pour créer une pièce de 5 à 7 minutes maximum, à présenter ensuite au musée, directement devant l’œuvre, à différents publics (aux parents d’élèves de Grande Section et de 4ème).
Quelles sont les finalités de cet ambitieux travail ?
L’enjeu d’un tel projet inter-degré vise une coopération authentique et réciproque entre élèves de Grande Section Maternelle et de 4ème, au service de l’apprentissage individuel et collectif de chaque élève. Les objectifs d’un tel projet sont donc variés et multiples. En plus de créer du lien entre les élèves et les collègues du 1er et du 2nd degré; il s’agit de développer la confiance en soi, d’accepter le regard des autres, de travailler de manière constructive avec la volonté d’être dans une pratique de coopération et de transmission entre élèves d’âges différents. Un contexte qui devrait favoriser, à n’en pas douter, chez les 4è la construction de compétences psychosociales (empathie, prise d’initiative, créativité) et en parallèle le développement de l’ambition chez les GS au contact des 4è qui les motivent à apprendre à lire et à écrire afin de mieux gérer les échanges à distance et d’assurer un contact régulier. Cette prise de conscience est capitale chez les plus jeunes qui se questionnent sur la finalité des apprentissages qui prennent ici tout leur sens. Cette pratique concrète et cet environnement scolaire valorisant apportent aux plus jeunes une motivation supplémentaire. D’une façon similaire, l’année de 4ème est propice au décrochage et au rejet du cadre scolaire. S’inscrire dans un projet global incluant des élèves plus jeunes permettra aux 4e de s’impliquer de manière plus responsable et plus concrète en leur donnant des responsabilités à travers un rôle d’aînés. Dans ce contexte, petits et grands ne peuvent que s’apporter mutuellement.
Sur un plan plus disciplinaire, il s’agira pour les collégiens de découvrir une œuvre picturale, en l’occurrence « La boutique du barbier chirurgien » qui est une singerie, un genre de vanité humoristique, afin de comprendre l’écho qu’elle peut avoir encore aujourd’hui, l’aborder par le texte, par la voix mais aussi tenter de l’interpréter par le corps. Si pour des élèves de 5-6 ans, le rapport à l’autre et au corps est simple et direct, ce n’est pas le cas pour les plus grands.
Comment les Grandes sections et les 4èmes entrent-ils en collaboration ?
Comme dans un jumelage classique, les GS et les 4è commencent par réaliser puis échanger des capsules vidéo de présentation pour mieux se connaître. S’ensuit la constitution des binômes en fonction des affinités puis une rencontre dans la classe de maternelle en chair et en os. Cette première entrevue, toujours très attendue, procure une certaine excitation mais surtout la plus grande joie des petits et des grands qui s’impatientent de se découvrir enfin « en vrai » !
Comment s’approprient-ils le musée et le tableau ?
Avec la mise en place du projet de danse au musée Thomas Henry, des visites “interdegrées”, dès la mi-novembre jusqu’à la mi-décembre, permettent aux élèves de découvrir l’établissement et la richesse de ses œuvres, guidés par Carine Dubost-Leloy du service éducatif du musée. Ce cheminement aboutit vers un tableau intitulé La boutique du barbier-chirurgien. Cette huile sur bois du XVIIème siècle où, dans une scène humoristique, des animaux remplacent les hommes dans leurs activités quotidiennes, a beaucoup étonné les élèves. Les regards des plus jeunes sont amusés, quant aux plus âgés, ils apparaissent pour le moins déconcertés, loin de s’imaginer une telle scène peinte ! Mais c’est bien ce tableau qui a été retenu pour servir de support à la danse jumelée, programmée directement au Musée en mars, en présence des parents. Afin d’optimiser l’engagement des parents volontaires, ils ont pu suivre, en début d’année, une visite commentée par Carine Dubost-Leloy et en présence des enseignantes. Lors de cette visite, les 4èmes ont joué un rôle de guide en prenant chacun en charge son correspondant. Ils ont ainsi fait office de lecteurs et scripteurs, mais aussi partagé leurs connaissances lorsque nécessaire. Les plus jeunes étaient fiers de visiter le musée, ainsi accompagnés et ont pu échanger librement et activement. Ils ont aussi eu à cœur de montrer à leurs aînés qu’ils étaient des visiteurs et des observateurs exemplaires dans un lieu culturel. Les collégiens quant à eux se sont sentis, selon leur propre retour, valorisés et investis d’une mission importante. Enfin, suite à cette visite, les écoliers et collégiens ont rempli toujours ensemble, des documents permettant de coucher sur papier leurs apprentissages et leurs ressentis face à l’œuvre étudiée. Cette sortie a permis sans nul doute de renforcer les liens entre les différents binômes.
Comment se déroule la création de la chorégraphie ?
Cette phase débute, dès la rentrée de janvier 2024 avec, dans un premier temps, la réalisation d’une chorégraphie chacun de son côté. Les enfants de la maternelle bénéficient dès le départ de l’intervention d’une danseuse chorégraphe professionnelle, Nathalie Houdusse, alors qu’au même moment, les collégiens prennent en charge leur chorégraphie en cours d’EPS. C’est dans un 3ème et dernier temps que petits et grands se retrouvent pour partager une chorégraphie commune, point d’orgue de cette production artistique.
Nouveauté cette année, actualité internationale oblige, en parallèle de ce projet de danse et des échanges dorénavant classiques à distances (messages vidéos, carte de vœux,…) et en présentiel (ateliers de jeux de société dans la ludothèque du quartier, lectures à haute voix d’album, goûters préparés par les enfants eux-mêmes et partagés…), les 3 classes jumelées Tournesols/Provinces ont bénéficié d’une nouveauté rendue possible par l’intervention du coordinateur de notre réseau d’éducation prioritaire renforcé, Rémi Dubreucq. Véritable clin d’œil aux JO, c’est tout un après-midi d’Olympiades qui a été proposé aux élèves fin décembre 2023. Après avoir constitué des équipes de binômes interdegrés, chaque groupe a inventé son nom et son emblème. Les Olympiades se sont logiquement poursuivies par un défilé. Mme Lecerf, la principale adjointe du collège, s’est ensuite chargée elle-même du traditionnel discours d’ouverture devant un parterre d’élèves et de parents attentifs. Le protocole terminé, les trois épreuves physiques se sont déroulées avec énergie, sourire et bienveillance. Quel après-midi mémorable ! “Les Olympiades des Provinces” se sont soldées par un discours de clôture, un chant ukrainien entonné par D., élève de 4è primoarrivante, et l’incontournable goûter partagé, puisque le bonheur des maternels et des collégiens, vient aussi du ventre !
Pourquoi faire de la danse le cœur de ce nouveau projet ?
Les raisons sont multiples !
Par ce projet, il tient d’abord à cœur aux enseignants du REP+ de pratiquer la coopération, en classe et entre leurs classes, pour susciter motivation et ambition scolaire. La danse apparaît comme une pratique concrète susceptible d’apporter une motivation supplémentaire aux enfants notamment en proposant un environnement scolaire attractif et valorisant.
Les professeurs d’EPS du collège des Provinces constatent depuis quelques temps une certaine sédentarisation des élèves et une perte de l’aptitude à l’effort. Ils avouent d’eux-mêmes qu’ils ont « la flemme ». Plusieurs d’entre eux pensent par ailleurs que la danse, en tant que discipline, porte encore une connotation très féminine. Notre objectif au travers de cette création de chorégraphie interdegrée est non seulement de lutter contre la sédentarité des élèves, en proposant un projet de pratique physique de danse contemporaine, mais aussi de lever les préjugés sexistes à l’égard de la danse en favorisant la mixité et l’interâge dans un projet culturel et physique. La pratique de la danse au collège est en outre l’une des modalités contribuant à approfondir l’objectif de coopération qui tient une place importante à l’échelle de l’établissement et, plus largement, à celle du réseau. L’accomplissement collectif d’un projet interdisciplinaire (français, EPS) et interdegré est aussi un levier pour valoriser et multiplier le potentiel de progrès lié à cet enjeu de coopération.
Pour les élèves de Grande Section, les apports de la danse visent plutôt des objectifs de motricité et de gestion de l’espace. Danser permet de communiquer avec les autres au travers d’actions à visée artistique, notamment en apprenant à coordonner ses gestes et déplacements en fonction de ses pairs. Un partage entre deux générations, deux tranches d’âges assez éloignées (5 ans et 13 ans), fait clairement émerger un accompagnement réciproque des plus grands vers les plus petits, et des plus petits vers les plus grands (rapport au corps, désinhibition). Jeune ou plus âgé, chacun aura à apprendre des autres. Pour l’essentiel, ces actions visent le partage des expériences nécessaires pour ressentir des émotions, adapter ses comportements aux réactions des autres, reconnaître l’autre et se reconnaître soi-même, en d’autres termes, apprendre à se construire comme un individu singulier prêt à collaborer et participer au projet commun. L’occasion de pratiquer des activités des arts du spectacle vivant devrait offrir aux Grandes Sections l’opportunité d’enrichir et de nourrir leur imaginaire dans le but de s’approprier un espace scénique (proposer une autre façon de mettre en scène son corps et ses mouvements).
Dans une autre mesure, mais comme pour les élèves de l’école maternelle, les adolescents ont la possibilité d’éprouver plusieurs rôles rattachés à cette pratique qui est un enjeu propre. Les élèves construisent en classe des repères pour vivre en actes au moins trois rôles: celui de spectateur.rice, celui de danseur. se, et celui de chorégraphe.
Parce que la danse n’a pas de “langue”, ce projet interdegré de pratique artistique favorise enfin l’inclusion des élèves allophones. Même si pour le moment, M., arrivé en octobre de Sierra Leone, ne peut encore communiquer avec son correspondant de GS, K., autant qu’il le souhaiterait du fait de la barrière de la langue, les échanges non verbaux viennent compenser le manque de lexique au travers des goûters, des activités physiques. En une seule rencontre, K. a déjà réussi à lui redonner le sourire. Fort à parier que les progrès langagiers viendront!
En quoi vous semble-t-il intéressant d’ouvrir ainsi l’Ecole vers le Musée ?
Nous avons constaté lors d’échanges aussi bien avec les parents, le représentant de la municipalité au conseil d’école, ou les pilotes du réseau, que dans les établissements scolaires du REP +, les élèves n’investissent pas leur environnement proche. Rares sont ceux qui fréquentent les lieux culturels du centre-ville de Cherbourg en Cotentin (cinéma, théâtre, musée). La grande majorité des familles ne s’autorisent tout simplement pas la fréquentation des lieux culturels proches. Ainsi, la visite du musée Thomas Henry organisée en début d’année est apparue comme une véritable découverte pour pratiquement l’intégralité des enfants ! Cela a permis aussi aux parents accompagnateurs de voir leurs enfants évoluer dans un lieu culturel avec aisance, et de s’apercevoir qu’une sortie au musée est une activité parfaitement à leur portée.
Par ce projet, complémentaire d’un autre déposé sous la responsabilité propre de l’école maternelle des Tournesols, à travers le dispositif de “Notre Ecole, Faisons-la Ensemble” intitulé « Découvrir régulièrement l’environnement culturel et naturel, pour favoriser l’investissement des enfants et le réinvestissement par les familles », notre objectif est de faciliter l’accès des élèves aux lieux culturels proches pour qu’ils deviennent à leurs yeux « familiers ». Une fois ces lieux désacralisés, il reste à dévoiler aux familles leur accessibilité tant du point de vue pratique (bus de ville) que financier (gratuité pour les jeunes). Il s’agit bien dans ce contexte d’optimiser de l’engagement des parents dans les apprentissages de leur enfant et de viser la réussite de tous. Il est de fait primordial, pour les collègues de maternelle, d’inciter un maximum de parents à accompagner lors des sorties scolaires et à participer à des ateliers, afin qu’ils deviennent réellement acteurs des projets culturels proposés à leurs enfants au sein même du réseau et ensuite plus largement.
Concernant le réseau des Provinces, nous avons d’ores et déjà pu constater lors des visites des GS au collège ou lors des sorties jumelées au Musée, cet engagement primordial des parents. Les jumelages interdegrés tissent incontestablement des liens de confiance entre parents et professeurs. Ils sollicitent même des temps informels d’échanges, hors l’école, entre parents et enseignants.
Au-delà de la découverte d’un lieu de culture de proximité, le musée est aussi une occasion de rencontres avec des œuvres et ,ici, au musée Thomas Henry, des peintures et des sculptures du XVe au XXe siècle. Venir au musée avec des élèves, c’est leur offrir un temps suspendu, une parenthèse, et prendre le risque de susciter des émotions que GS et 4e peuvent partager : admiration, étonnement, dégoût, surprise…En marge de la découverte du tableau « la boutique du barbier chirurgien« , on observe des élèves engager des échanges spontanés et informels avec les personnels du musée autour des œuvres qui les ont touchés. « Parler de », « parler sur » et entrer en lien avec l’autre par l’intermédiaire d’une œuvre, c’est aussi l’intérêt de venir au musée.
Quels vous apparaissent les plaisirs et intérêts de semblables coopérations interdegrés ?
Au-delà du plaisir personnel que nous avons toutes les deux à travailler ensemble, il nous semble que ce projet interdegré présente pour l’ensemble des collègues un véritable intérêt. Les enseignants du réseau sont de manière institutionnelle seulement réunis sur des journées de pré-rentrée ou de fin d’année. Si on s’aperçoit lors de ces rares rencontres, le temps manque pour échanger et il reste difficile de poser un nom sur un visage. Les projets communs interdegrés permettent les échanges d’envies, d’idées et de pratiques entre enseignants du premier et du second degré ainsi que des regards croisés sur les élèves. Or en échangeant sur nos élèves ainsi que sur nos pratiques, on sécurise in fine leur parcours scolaire. Mieux connaitre leur histoire personnelle, c’est aussi mieux percevoir leurs réussites et leurs difficultés.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Hélène Dargagnon et Laurence Jeanne dans Le Café pédagogique