A la fin des années 1990, Edgar Morin publia sa fameuse « trilogie » sur l’éducation : trois ouvrages qui invitaient à repenser nos systèmes éducatifs. Cette trilogie (La tête bien faite, Relier les connaissances et Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur), complétée en 2014 par son Manifeste pour changer l’éducation (Enseigner à vivre) a donné naissance à l’éducation complexe. Ce champ conceptuel pose un nouveau paradigme pour l’éducation. Les orientations préconisées par les organismes internationaux en portent la marque. La démarche de l’apprentissage transformationnel, notamment, portée par l’UNESCO, est largement ancrée dans ce paradigme, de même que les référentiels d’apprentissage qui y font référence. Quelle est ce nouveau paradigme ? Quelle est cette nouvelle façon de penser l’éducation ?
Raison d’être de l’éducation
En premier lieu, Edgar Morin pose la question qui devrait être au centre de toutes nos préoccupations : celle de la raison d’être. Quelle est la finalité de l’éducation ? A quoi sert-elle ? S’agit-il de transmettre aux générations futures les savoirs acquis par les générations antérieures ou faut-il apprendre aux élèves à vivre, à construire notre futur commun en explorant la complexité du monde ? En filigrane, le débat renvoie à la perception du rôle l’individu dans la société, à son rapport au monde et à autrui et à la façon dont son apprentissage doit être envisagé. La question de la transmission de l’héritage culturel entre générations semble centrale : s’agit-il de perpétuer un ensemble de connaissances scientifiques et de techniques associées ou de fournir des ressources qui permettent d’affronter l’avenir ?
Cette question, celle du sens que l’on donne à l’éducation, est délicate car elle porte implicitement sur une vision du futur : les apprentissages que font les élèves aujourd’hui porteront leurs effets sur leur vie de citoyen dans le monde de demain. Interroger la raison d’être des apprentissages d’aujourd’hui c’est interroger la vision du monde de demain et la façon dont l’éducation peut permettre d’influer sur sa marche.
Pour Edgar Morin, la réponse est claire : « Je suis persuadé qu’il faut une révolution intellectuelle, c’est à dire dans la manière de connaitre, dans la manière de penser. Pourquoi je pense qu’il faut une révolution intellectuelle : c’est parce que dans la manière de connaitre, la manière de penser que l’on enseigne se fonde effectivement non seulement sur une causalité linéaire, sur une verticalité, sur une vision découpée et fragmentée du réel et enfermée dans des compartiments de plus en plus épais que sont les disciplines, mais aussi sur des principes, qui sont des principes de réduction d’un tout complexe à ces éléments premiers constituant le tout, qui rendent incapable de concevoir qu’un tout est plus que la somme des parties, incapable de comprendre que la grande originalité du monde et de la vie, c’est que dès que vous avez une organisation à partir d’éléments différents, il se produit des émergences, des qualités nouvelles qui n’existent pas dans les éléments, et des contraintes nouvelles qui n’existent pas. » (2020)
Autrement formulé, il faut s’interroger pour savoir si l’éducation cherche à faire des élèves des sachants qui acquièrent la connaissance d’une somme de vérités ou si elle les accompagne pour qu’ils deviennent des individus responsables, capables de partir explorer la complexité pour influer sur la destinée du monde. Pour Edgar Morin, dans un univers complexe, les individus sont liés par une communauté de destin et l’enjeu de l’éducation est d’apprendre à vivre en replaçant l’humain au cœur de l’éducation : « Révolution pédagogique : introduire la connaissance de la connaissance, introduire l’humain. C’est absolument paradoxal qu’on n’enseigne pas ce qui fait notre propre nature, notre propre qualité d’être humain. » (2020)
Il s’agit bien d’une révolution pédagogique. L’éducation complexe vient remettre en cause la vision logico-encyclopédique qui était largement consensuelle au moment de la création des services publics d’éducation. Ceux-ci ont été conçus comme des outils de diffusion de masse de la connaissance académique universitaire. L’approche était volontairement taylorienne avec une distinction marquée entre ceux qui concevaient et prescrivaient les contenus à enseigner – axés sur les savoirs – et ceux qui les enseignaient. La logique mécaniste sous-jacente supposait que ce qui était prescrit était nécessairement exécuté. De nos jours, cette approche centralisée des systèmes éducatifs résiste mal à la complexité croissante et au renversement des valeurs au profit des capacités. Les attentes sont autres. Les élèves sont en perte de sens quand on cherche à faire d’eux des sachants alors qu’ils aspirent à devenir des aventuriers, aptes à découvrir la complexité du monde pour construire le futur commun. Edgar Morin précise : « L’enseignant a beaucoup plus à apprendre de la complexité des enfants que de leur apprendre. Pourquoi ? Parce que l’esprit humain est fait pour pouvoir essayer de relier les choses les unes aux autres, ce que dans le fond la domestication casse un peu, et casse beaucoup plus encore la curiosité universelle. » (2020) Il ajoute : « La chose importante aussi, c’est que justement il faut laisser la liberté à la curiosité polymorphe de l’enfant. La tragédie de l’adultération, c’est que cette curiosité va se rétrécir, se compartimenter sur un secteur de la vie et du monde, et ignorer le reste. C’est évidemment cette curiosité infantile qu’il faut sauvegarder adolescent, adulte, et même si possible vieux. Donc là aussi, je pense que je vais exactement dans le même sens, mais en insistant sur le fait que déjà l’enfant possède en lui ces aptitudes et que malheureusement l’éducation joue un rôle castrateur. […] Et si je dis qu’il nous faut une révolution intellectuelle, je dis qu’il nous faut une révolution pédagogique puisque justement, c’est l’enseignement qui fait que nous ayons l’esprit très tôt domestiqué. » (2020)
C’est un changement de paradigme. Une nouvelle façon de penser l’éducation. Il s’agit de d’apprendre à explorer collectivement la complexité, d’apprendre à se connaître, d’apprendre à connaître les autres, d’apprendre à vivre avec les autres, à construire ensemble, d’apprendre à être solidaires, à devenir responsable de nos actes. Autrement formulé, l’éducation complexe invite à développer les procédés d’intelligence collective en s’opposant aux principes de réduction qui reposent sur une vision mécaniste de la société et des rapports au monde. Cela suppose une véritable révolution pédagogique : « Je le répète, tout ceci permet d’avancer vers la révolution pédagogique nécessaire. Plus importante, ou au moins aussi importante que fut la révolution pédagogique de Humboldt au début du 19e siècle, qui introduit dans l’université et donc dans l’enseignement, les sciences, qui à l’époque étaient naissantes. » (2020) Cela suppose de reconnaître que l’éducation participe à « former des adultes mieux capables d’affronter leur destin, mieux aptes à épanouir leur vivre, mieux aptes à reconnaitre les erreurs et les illusions dans la connaissance, la décision et l’action, mieux aptes à se comprendre les uns les autres, mieux aptes à affronter les incertitudes, mieux aptes à l’aventure de la vie. Au cœur de la crise de l’enseignement, il y a la crise de l’éducation. Au cœur de la crise de l’éducation, il y a les défaillances dans l’enseignement à vivre. Savoir vivre, problème de chacun et de tous, est au cœur du problème de la crise de l’éducation » (2014)
Fin des programmes
Apprendre à vivre dans la complexité suppose de s’affranchir de la logique programmatique qui conduit à définir les contenus et les approches pédagogiques de façon unique et à les faire appliquer de façon mécanique. Les attendus nationaux ne sont plus définis en termes de savoirs à transmettre mais de compétences à acquérir. Les programmes cloisonnés par disciplines laissent la place aux référentiels de compétences agencés autour de domaines qui relèvent chacun d’une cohérence globale. Avec l’approche par compétences, il ne s’agit pas d’apprendre aux élèves à régler des problèmes mais de leur apporter une manière de les traiter. Edgar Morin précise : « Ce que j’ai appelé « Méthode », ce n’est pas une méthodologie, une programmation qu’il faut appliquer. C’est une façon de permettre à l’esprit de modifier sa vision des choses et de pouvoir prendre l’initiative de connaitre et de penser. C’est pour ça que même ce mot de méthode qui, si on prend ses origines, signifie un chemin, est transformé en programme parce que la façon dominante de penser, c’est de vouloir tout programmer, et non pas de jouer sur la stratégie qui nécessite des initiatives personnelles. Aujourd’hui d’ailleurs dans le fond, le mythe de l’algorithme maitre, le mythe de l’intelligence artificielle, qui est par ailleurs une chose très utile, c’est de penser qu’une machine pensante artificielle peut harmoniser et régler tous les rapports humains et sociaux. Donc on est de plus en plus dans l’illusion et dans l’erreur. » (2020)
La logique devient stratégique et non programmatique. Il s’agit d’apprendre à anticiper le futur, d’apprendre à faire des choix qui vont permettre de construire l’avenir en commun, d’apprendre à être responsable de ses choix. C’est dans cette logique que l’UNESCO a invité les pays composant les Nations Unies à définir la Stratégie éducative commune pour 2030. C’est dans cette logique que les écoles construisent leurs projets scolaires. C’est dans cette logique que les enseignants conçoivent les enseignements adaptés aux besoins spécifiques des élèves.
Cette logique stratégique est collective. Elle repose sur des pédagogies actives qui mettent les élèves dans des situations complexes où ils sont amenés à faire des choix. Elle repose sur des pratiques coopératives qui favorisent l’apprentissage entre pairs selon un principe de solidarité. Edgar Morin précise : « Moi je crois que du point de vue pédagogique, l’enseignant n’a pas tellement à s’occuper des élèves qui sont brillants, qui réussissent tout seuls, sa mission est beaucoup plus d’aider ceux qui ont des difficultés, ceux qui ont des perturbations personnelles, des faiblesses. Autrement dit je pense que tout ce qui est fort doit aider le faible. Cela me semble être un principe de base. Cà l’est pour moi. » (2020)
Communauté de praticiens
Pour les enseignants habitués à transmettre un savoir disciplinaire, le paradigme de l’éducation complexe conduit à une révolution intérieure qui remet en cause leur perception du métier et les représentations qu’ils avaient de l’éducation. D’une façon un peu sévère, Edgar Morin fustige les fonctionnaires du savoir qui passent à côté de leur mission éducative : « Un enseignant qui n’a pas l’amour, la passion, pas seulement de ce qu’il enseigne, mais des enseignés, un enseignant qui ne fait que débiter, qui n’est qu’un fonctionnaire du savoir, ce n’est pas un enseignant. Il y a une mission enseignante, qui nécessite de se dédier à la chose, comme se dédient sur le plan religieux les missionnaires, c’est à dire quelque chose qui vous possède en entier. Et en effet quelle est cette mission ? C’est peut-être la plus importante de toutes, de faire en sorte, en prenant de jeunes enfants, qui ont toutes les possibilités humaines les pires comme les meilleures, toutes les potentialités de l’homo demens comme de l’homo sapiens, que sorte le meilleur d’eux-mêmes à la fois affectivement et intellectuellement. » (2020)
En éducation complexe, le métier d’enseignant est profondément transformé. En mettant fin aux prescriptions descendantes de pratiques pédagogiques, les enseignants sont reconnus comme de véritables ingénieurs pédagogiques, aptes à concevoir des activités d’apprentissage complexes qui répondent aux attendus nationaux, là où précédemment, l’institution attendait d’eux d’être de bons techniciens, aptes à maitriser les procédés didactiques. En acquérant ainsi l’autonomie pédagogique, les enseignants se fédèrent au sein d’une communauté de praticiens qui mutualisent leurs pratiques en réseau. L’activité de cette communauté permet de faire émerger les bonnes pratiques : celles qui sont collectivement reconnues par les pairs comme étant particulièrement pertinentes pour répondre aux attendus pédagogiques nationaux.
Avec la fin de la logique prescriptive, l’évaluation de l’activité éducative est elle-aussi remise en cause. Il s’agit d’opérer un glissement d’une évaluation dont le champ principal est celui des décisions centralisées de politiques éducatives à une évaluation de l’action éducative opérée par les acteurs de terrain. Autrement dit, il ne s’agit plus de contrôler la bonne application des directives pédagogiques mais de porter une appréciation sur le construit pédagogique des enseignants. L’évaluation n’est plus celle des enseignants en tant que sujets empreints de didactique mais celle de leurs pratiques en tant que production pédagogique. Elle n’est plus envisagée sous une forme individuelle mais prend en compte la réalité d’un construit collectif.
French Paradox
Avec le paradigme de l’éducation complexe, Edgar Morin a apporté une contribution majeure à la pensée de l’évolution des systèmes éducatifs. Les référentiels de compétences élaborés par l’UNESCO, référence des attendus éducatifs nationaux, reposent sur une approche complexe qui intègre, de façon holistique, les compétences cognitives, socio-émotionnelles et comportementales. Beaucoup de documents de cadrage de l’institution contiennent des références explicites à l’éducation complexe, au premier rang desquels l’apprentissage transformationnel largement prôné par l’UNESCO.
Le paradigme de l’éducation complexe a trouvé une large audience au niveau mondial. Les recommandations de l’UNESCO sont reprises, pour partie, par l’OCDE et inspirent, dans de nombreux pays, des réformes de structure qui consistent à donner le pouvoir d’agir aux enseignants. Ainsi, une partie du monde semble vouloir fonctionner en intelligence collective pour définir les orientations des systèmes éducatifs. Sur un sujet aussi complexe que l’éducation, chacun a l’humilité de limiter l’apport de sa contribution à son domaine d’expertise. En réunissant chercheurs, praticiens et experts de différents pays, la démarche d’intelligence collective permet aux organismes internationaux de construire, de façon consensuelle et dans le souci constant de l’intérêt général, une vision partagée de l’éducation qui va guider les grandes orientations des systèmes éducatifs.
A l’étranger, chacun sait que l’éducation complexe est une pensée qui a commencé à émerger en France. Il se trouve aussi que les recommandations des organismes internationaux en matière d’éducation viennent de leurs représentations en France. Les documents qui portent les recommandations de l’UNESCO émanent du siège, à Paris. Les recommandations sur les compétences, portées par l’OCDE, émanent de son bureau situé à Paris. Vu de l’étranger, la France semble est l’épicentre du rayonnement des concepts et des idées faisant évoluer les systèmes éducatifs vers l’apprentissage des compétences complexes et vers des modalités de gouvernance reposant sur la confiance donnée aux enseignants.
Mais nul n’est prophète en son pays. En France, l’éducation complexe a-t-elle infusée la culture professionnelle des acteurs de l’éducation ? Qui a seulement connaissance des recommandations portées par les organismes internationaux ? Notre pays semble rester hermétique à la dynamique mondiale d’évolution des systèmes éducatifs. C’est ce que les observateurs étrangers appellent le French Paradox. Celui-ci est souligné lorsqu’ils découvrent que le pays hôte de l’intelligence collective en éducation continue à fonctionner en intelligence simple. Celle-ci reste la norme professionnelle à tous les niveaux du système éducatif et les acteurs ne semblent pas s’ouvrir majoritairement à l’éducation complexe.
Stéphane Germain
La tête bien faite : repenser la réforme, réformer la pensée (1999)
https://www.seuil.com/ouvrage/la-tete-bien-faite-repenser-la-reforme-reformer-la-pensee-edgar-morin/9782020375030
Relier les connaissances (1999)
https://www.seuil.com/ouvrage/relier-les-connaissances-le-defi-du-xxie-siecle-edgar-morin/9782020391795
Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (2000)
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000117740_fre
Enseigner à vivre : manifeste pour changer l’éducation (2014)
https://www.actes-sud.fr/node/49276
L’éducation complexe, un nouveau paradigme ? Revue Tréma n°54 (2020)
https://journals.openedition.org/trema/5896
Ce que la pensée complexe d’Edgar Morin apporte à l’éducation The Conversation (2023)
https://theconversation.com/ce-que-la-pensee-complexe-dedgar-morin-apporte-a-leducation-212999