Un jeudi sur deux, Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN, et Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation, nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
L’uniforme définit un ensemble dont les éléments sont homogènes, de même forme, ou présentant de fortes similitudes. Il réside dans ce qui est constant, régulier dans son déroulement. L’uniformité désigne, elle, le caractère de ce qui est uniforme, de ce qui ne varie pas dans le temps, de ce qui est conforme à une même référence.
Ce qu’opère l’uniformité
L’uniformité évacue la singularité et l’hétérogénéité. Elle gomme les différences dans une égalité d’apparence. Elle engendre l’ennui car aucun élément ne vient distinguer le singulier et rompre la monotonie.
L’uniformité est pertinente quand on parle d’objets et de matériaux dans l’univers technique aux références homogènes et dont les effets sont constants, prédictibles et reproductibles. Elle rend possible la maîtrise procédurale et gestionnaire par le contrôle. Importée dans les rapports interhumains, l’uniformité transforme l’individu en agent d’exécution anonyme et interchangeable. Il n’a plus à penser, ni à juger, ni à se positionner. Il exécute tout ou partie d’un protocole au moyen de procédures décidées par sa hiérarchie.
Le commandement militaire est le modèle de ce type d’effet et le taylorisme en est la traduction industrielle. L’uniforme permet de prévoir, de gérer les personnes comme des biens matériels en leur assignant un ensemble de tâches.
L’uniformité nie la complexité et la diversité
L’uniformité déplacée à la sphère de l’humain nie la richesse des ressources de la diversité et de la complexité. La sphère du vivant est celle de la biodiversité, et le monde humain, celui de la complexité.
La complexité, dans l’intelligibilité d’une situation humaine telle le suivi d’une classe, oblige à prendre en compte l’aléatoire, le surgissement des évènements, l’histoire des élèves, leurs désirs, leurs intentions, leurs implications, les humeurs, les valeurs et le sens qu’ils affectent à leurs actes. Elle oblige à porter attention aux effets de l’altérité et de l’altération dans les rapports entre élèves.
Les traits et les appartenances communes au sein d’une classe permettent d’associer les apports de la singularité de chaque élève en rendant possible une intelligence collective qui dépasse la somme des singularités. Encore faut-il que ce dépassement du singulier soit « mis au travail ». Faute de quoi, l’uniforme masque l’individualisme.
La complexité oblige l’enseignant à être attentif à la part d’imprévisible de ce qui se passe chez chaque élève en même temps que dans l’ensemble du groupe. C’est un art que de rester disponible au moment où quelque chose d’utile à tous est en train d’émerger chez l’un des élèves.
L’uniforme invalide les ressources de la diversité
La diversité est la condition de la survie d’une espèce, quand ses conditions de vie changent brusquement. Sa prise en compte nécessite de conjuguer le respect, du bien commun et de la vie commune en même temps que le respect de chacun. Ce sont là les bases de la démocratie, alors que l’imposition de l’uniformité est le propre des régimes totalitaires.
La diversité des élèves ouvre à la diversité des ressources, appréhendées en tant que surgissement de potentiels inattendus et ignorés. À l’inverse, l’uniformité prive la classe de la diversité des ressources et de leurs formes futures, en gestation.
L’uniforme est intellectuellement mortifère. Il provoque l’entre-soi et freine la complexification des modes d’appropriation de la réalité. La diversité est le moteur d’une ouverture à la pluralité des possibilités encore inconnues du futur. La complexité impose la démaîtrise en raison du nombre et de l’hétérogénéité des déterminants. Plus il y a de déterminants, moins il y a de déterminisme car il devient possible de jouer sur et avec chacun des différents facteurs.
L’école qui se veut émancipatrice se doit d’être un espace d’accueil à la singularité de chaque élève, à la diversité au sein des classes et à la complexité du travail avec l’humain. Or, plus il y a de complexité, plus il y a interdépendance et plus cela nécessite de solidarités et de liens. Mais cela nécessite aussi une vigilance active aux enjeux de pouvoir et d’asservissement.
Les enjeux de pouvoir de l’uniforme
L’uniforme est l’emblème des pouvoirs totalitaires ayant une volonté d’emprise politique sur les corps et les esprits, en particulier sur les enfants et la jeunesse. Les singularités d’appartenances communautaires ne sont pas indemnes des luttes de pouvoir et d’influence. Les vêtements à connotations religieuses en sont l’illustration. Pour l’école laïque et républicaine, garante du respect de la diversité, de l’égalité des droits et des libertés de chacun, il est vital mais pas simple d’échapper à la tentation d’uniformisation.
L’école demande à chaque « enfant » de revêtir une identité d’élève avant de franchir le seuil de l’enceinte scolaire. Ce statut d’élève écarte en partie les singularités. Tout en étant indispensable il facilite le « faux soi » des apparences et impose aux enfants/élèves de laisser leur « Vrai Soi » à l’extérieur de l’espace commun. Il est implicitement signifié de masquer ce que l’on est à l’intérieur de soi, afin de pouvoir être et vivre ensemble. Cela facilite l’enseignement mais relègue l’éducation à l’altérité et à la citoyenneté à l’extérieur de l’espace scolaire.
Dans un système complexe, le tout est à la fois bien plus que la somme des parties, et en même temps, chaque partie est bien plus que les seuls fragments de ses potentiels validés par le système. Respecter et défendre la diversité et la singularité pour un enseignant, c’est mettre en valeur et protéger les ressources de l’hétérogénéité des potentiels de ses élèves C’est en même temps faire expérimenter la richesse des apports singuliers dans le collectif.
L’uniformisation des pratiques scolaires est-elle inéluctable ?
Pour travailler avec ta question – on ne peut pas y répondre – il faut d’abord affirmer que dès qu’il s’agit de rapports inter-humains, il ne peut pas y avoir de bonnes pratiques. Une pratique qui s’ajusterait à un catalogue serait nécessairement mauvaise. Parce que le propre d’une pratique, c’est d’être un ajustement à une réalité qui n’est pas cataloguable. C’est toute la question de la diversité des situations réelles avec des humains.
On est en train de nier les pratiques inter-personnelles et inter-subjectives. On n’empêchera pas des enfants de maternelle d’être dans des processus d’identification et de contre-identification à la maîtresse. Les gestionnaires de l’éducation voudraient qu’on nie tout ce qui n’est pas maitrisable, or on ne peut pas maitriser le fait qu’un enfant aille à l’école parce que sa maitresse a un joli sourire, parce qu’il va retrouver sa petite copine. C’est l’à-côté de la mécanique d’apprentissage qu’on voudrait imposer de façon uniforme, alors qu’on retrouve là la question de la jubilation d’apprendre ou de la menace d’apprendre.
Ce sont des pratiques de domination tant des professionnels que des enfants auxquelles on a affaire dans l’enjeu d’uniformisation.
Ce serait quoi un enseignant qui ne serait pas dans l’uniforme ?
Ce serait un enseignant qui se souviendrait de son enfance et qui répondrait à ce qui se vit chez l’élève et pas seulement à ce qui se soumet chez l’élève.
Ce serait un enseignant qui saurait que sous tout apprentissage, il y a d’abord un désapprentissage, ne serait-ce que des certitudes déjà construites. C’est le propre de la recherche scientifique que de déconstruire les certitudes. Ce n’est pas seulement la question de l’enfance, c’est la question de l’avenir de l’humain. On voudrait inculquer des certitudes, or les connaissances sont des moments de connaissances qui ont leur pertinence à un moment donné.
Ce serait un enseignant qui ne serait pas dans la conception bancaire de l’éducation et qui serait dans la question du sens : A quoi ça sert de comprendre ?
Ce serait un enseignant qui ne vise pas d’abord la mémorisation, même si la mémoire est utile, mais qui viserait la compréhension, qui dirait « ah, ça transforme quoi, si j’aborde la question de cette façon-là ? »
Ce serait un enseignant qui retrouverait la jubilation et qui sèmerait l’ambiance jubilatoire de la découverte des conditions de la vie chez chacun.
Un propos de Jacques Marpeau recueilli par Daniel Gostain