Dans le cadre de la semaine de la presse et des médias organisée chaque année, la philosophe, professeure des Universités à Nantes (Inspé) et titulaire de la Chaire UNESCO sur la philosophie pour enfants, Edwige Chirouter et le philosophe allemand Hartmut Rosa, parrain de de cette même Chaire, ont dialogué à l’Institut français de Berlin le 16 mars 2024, lors d’une rencontre organisée par l’association « Philomoos ». Les deux philosophes ont échangé lors de cette conférence croisée sur la pratique philosophique pour les jeunes dans le contexte d’une société de plus en plus “captive” des écrans. Quels enjeux et objectifs d’une pratique philosophique avec les enfants et adolescent·es dans une société de surinformation, de fausses informations et de vitesse ? La pratique philosophique à l’école ne serait-elle pas aussi un levier dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information ? Le fil rouge de cette rencontre croisée a été le questionnement sur la capacité, ou la nécessité de philosopher à l’ère des réseaux sociaux.
Pratiquer la philosophie avec les enfants : quels enjeux et objectifs ?
En propos liminaire, Edwige Chirouter déplore que l’enseignement de la philosophie débute au lycée, au sortir de l’enfance et soit donc « concrètement éloignée de l’enfance ». Elle regrette également l’approche élitiste du système éducatif français dans son rapport à la discipline « philosophie », qui non seulement n’apparait qu’en classe de Terminale, mais exclusivement en filière générale, en excluant de facto les élèves de la voie professionnelle, soit un tiers des lycéens.
Pour souligner ce paradoxe, la philosophe convoque Aristote et la capacité à s’étonner : « c’est parce qu’on s’étonne devant le monde, que nait le besoin de penser. Dommage que l’école ne se saisisse pas ce moment de la curiosité enfantine pour les grandes questions philosophiques ». Les enfants ont cette capacité à s’interroger et à s’étonner, c’est l’âge par excellence des pourquoi, des comment ? Pourquoi l’École passe-t-elle à côté de cette faculté d’étonnement de l’enfant ? interroge-t-elle.
Pratique la philosophie avec l’enfant, apprendre à philosopher dès l’enfance, c’est déjà le reconnaître comme un être à part entière, traversé par les questions existentielles. Par ailleurs, selon Edwige Chirouter, développer l’esprit critique et interroger le monde outille certes les jeunes à décrypter le monde, mais aussi apprend à avoir « une démarche interprétative du monde ». La philosophie permet de « lutter contre le relativisme et le dogmatisme » explique-t-elle. Pour le philosophe allemand Hartmut Rosa, les adultes ont un parfois un « rapport didactique » aux enfants qui renvoie à une fermeture d’attitude empêchant toute « résonance ». Selon lui, « on se ferme à eux, on interrompt l’ouverture de l’esprit de l’enfant. Le professeur devrait essayer de voir le monde avec ce regard de l’enfant. »
Lors de l’échange, il apparaît que les deux philosophes mettent en exergue la place de l’enfant et sa non-reconnaissance dans et par des systèmes éducatifs de plus en plus abimés par des réformes libérales et conservatrices, à contre-courant des besoins de l’enfant.
Philosopher à l’ère des réseaux sociaux : une nécessité ?
L’éducation aux médias a un rôle civique, elle est centrée sur leur rôle de la presse dans le fonctionnement de la démocratie. Elle doit contribuer à construire une citoyenneté active et responsable pour former des (cyber)élèves capables de comprendre la différence entre une source sûre et une source douteuse et de faire un usage raisonné du numérique. Dans le parcours citoyen de l’élève instauré en 2015 de l’école primaire au lycée, l’éducation aux médias a pour objectif « d’apprendre aux élèves à lire, à décrypter l’information et l’image, à aiguiser leur esprit critique, à se forger une opinion, compétences essentielles pour exercer une citoyenneté éclairée et responsable en démocratie« .
Le fil conducteur de la conférence était la réflexion suivante : dans le contexte des réseaux sociaux, la philosophie apparaît plus que jamais nécessaire. N’est-il pas encore plus important aujourd’hui de questionner le monde, de se questionner, d’avoir un rapport critique rationnel au monde ? L’affluence des médias, la multiplication des sources d’informations, le développement de l’IA exigent de ne pas confondre opinions, croyances, convictions et savoirs. Le monde actuel exige et impose aux élèves de questionner une source, d’adopter une démarche rationnelle alors que les informations sont à portée de clic.
La pratique de la philosophie : une piste pour réenchanter l’école, humaniser
Edwige Chirouter souligne l’enjeu démocratique de la pratique philosophique mais aussi celui de réhumaniser le rapport à l’autre dans un monde numérique et virtuel. Lors des ateliers de pratique philosophique, les élèves se regardent, ils sont en cercle dans un face-à face. Dans ce « choc des visages » que décrit la philosophe, citant et actualisant Emmanuel Lévinas, ils ne sont plus protégés par l’écran faisant… écran à la rencontre et font l’expérience concrète de ce que Hartmut Rosa appelle la « résonance ».
Les programmes indiquent que les élèves doivent être sensibilisés et éduqués aux médias. Force est de constater que l’éducation aux médias et à la presse ne peut être seulement théorique pour notre jeunesse dans le monde actuel. Introduire la pratique de la philosophie dans les programmes et emplois du temps ne serait-elle pas l’occasion et un des leviers possible pour éduquer de façon véritablement humaniste et éclairée?
Djéhanne Gani