Les piratages d’Espaces Numériques de Travail (ENT) de ces derniers jours sont l’occasion pour Bruno Devauchelle de revenir sur leur place à l’école. Désormais éléments incontournables de la scolarité des collégiens et lycéens, voire même de certains écoliers, leur usage est discuté par ceux qui ont une « vision de compétition mondiale autour de la maîtrise de l’informatique » et ceux désireux de « protéger les enfants des dangers des écrans ».
Alors que des « piratages » d’ENT ont amené à des messages de menaces d’attentat envers des établissements scolaires, certains mettent en cause les ENT quant au fait qu’ils imposent une consommation d’écran pour les usagers et qu’ils modifient la relation enseignant/élèves/famille/institution. Présents depuis le début des années 2000, les Environnements numériques de travail se sont généralisés dans les collèges et les lycées, jusqu’en primaire désormais. Les critiques ont été nombreuses, mais les usages se sont généralisés, malgré tous les reproches exprimés. En effet il semble désormais impossible à un collégien ou à un lycéen de ne pas utiliser cet espace en ligne qui lui permet d’accéder à plusieurs services, dont les notes, l’emploi du temps, les devoirs et leçons entre autres. Car, de manière continue et depuis le début, ils n’ont cessé d’augmenter leurs propositions, d’élargir les services, bref de se rendre incontournables. Pourront-ils perdurer dans le temps et sous quelle forme numérique évoluera la relation de l’école avec ses usagers et la société ?
Piratage, malveillance, les ENT comme cible
Revenons d’abord sur ces actes dits « malveillants » tels que présentés dans la presse comme en témoigne cet article de France 3 Région à propos de ces messages terroristes. On peut y lire que « Jusqu’à nouvel ordre, l’accès aux comptes ENT a été suspendu afin d’éviter la propagation des messages de menaces ». On connaît en partie au moins les différentes manières de s’attaquer à des services informatiques scolaires (on se rappelle lors du deuxième confinement l’évocation d’un piratage « russe » du site du CNED qui ne parvenait pas à répondre à la demande). Comme dans tout milieu, professionnel ou non, il suffit de dérober l’accès d’un des membres de la communauté et de l’utiliser pour agir de manière plus ou moins malveillante. On sait que c’est l’humain qui est fragile face à des tentatives plus ou moins explicites de dérober les identifiants, que ce soit indirectement avec des logiciels pirates, ou plus directement par essai erreur ou par simple copie d’écran ou autre… Le ministère de l’Éducation a publié à ce sujet un point de situation. On y trouve confirmation de ces détournements : » les usurpations de comptes d’accès des élèves ou des familles étaient liés à des logiciels malveillants dérobeurs de mots de passes« . Le ministère se veut partiellement rassurant en écrivant « néanmoins, à ce stade, il n’a pas été relevé dans ces ENT d’intrusions par exploitation de failles ou de vulnérabilités de la sécurité des systèmes d’information ». Si pour l’instant cela ne semble pas aller plus loin, rien ne l’interdit à terme, au vu des autres situations de piratages dans les services publics (ex des hôpitaux) ou les entreprises.
Les ENT devenus incontournables
En bloquant le fonctionnement des ENT, on peut constater qu’ils sont désormais omniprésents et devenus indispensables dans le paysage scolaire d’autant plus qu’ils sont temporairement inaccessibles. Comme l’expliquait jadis Bruno Latour, c’est lorsqu’elles sont en panne, en arrêt que les technologies révèlent leur présence. Que deviendrait l’institution scolaire sans les services informatiques qui se sont multipliés au cours des cinquante dernières années ? Ce que l’on nomme « dématérialisation » (en réalité c’est une transformation matérielle) des services (exemple du carnet de liaison, du carnet de notes, du livret scolaire etc… tous documents jadis sur papier), est devenue incontournable pour qui a affaire au monde scolaire. Les tentatives d’actions malveillantes sur les ENT peuvent-elles être comparées aux dégradations physiques des établissements ? Plus largement est-ce le symbole protégé que serait l’école (un sanctuaire) qui est en cause ? Pour le dire autrement, avec les moyens numériques, les territoires antérieurs autrefois distants sont potentiellement poreux à tous sortes d’actions positives ou négatives.
ENT et addiction aux écrans ?
Dans le même temps, une commission a été mise en place à propos de la limitation des écrans. Certes, elle n’évoque pas directement le monde scolaire, mais il semblerait que certaines personnes interrogées auraient évoqué les ENT et le caractère désormais incontournable de leur utilisation comme on peut le repérer dans cet article du journal Le Monde. Ainsi les ENT pourraient devenir un problème après avoir été une solution. Il faut bien sûr accompagner cette réflexion de plusieurs points comme le clientélisme scolaire de certains, parents et enfants, ou encore comme la tendance de la classe inversée qui utilise souvent les ENT pour donner des consignes de travail en ligne, mais aussi le simple cahier de textes désormais numérisé. Le propos de la directrice de CANOPE rapporté à la fin de cet article méritera des commentaires : « Entre la diabolisation des écrans d’un côté et la technophilie béate de l’autre, la posture de l’école n’est pas toujours claire ou cohérente pour tous. Une troisième voie doit pouvoir émerger, centrée sur l’élève et ses besoins ». On sent bien le gène sous-jacent à cet « entre deux » dont on ne précise presque jamais ce dont il s’agit.
Y a-t-il vraiment de la suite dans les idées ?
Comme on le constate à la lecture de ces articles et plus généralement à propos du numérique en éducation, l’absence de ligne directrice durable et fondée sur des choix clairs aurait évité la politique du fait accompli. Nous rappelons ici que les enseignants sont aussi impliqués dans cette absence de ligne politique : rappelons ici le relatif échec du B2i mais aussi du socle commun de connaissances et de compétences ainsi que toutes les politiques tâtonnantes sur le numérique éducatif. Les discours des politiques sont là-dessus tiraillés entre une vision de compétition mondiale autour de la maîtrise de l’informatique (écoutons à ce sujet les propos sur l’IA en France) et la volonté de protéger les enfants des dangers des écrans. Promouvoir et restreindre, voire interdire (cf les téléphones portables), en même temps c’est empêcher le monde éducatif de poser les vraies questions sur son positionnement dans la société. Nous rappelons ici que, pour nous, si l’école se veut émancipatrice, elle ne peut prendre le risque d’abandonner les jeunes (et leurs parents) aux dictats d’un marché vorace. À moins qu’il ne soit trop tard et que l’interdiction ne soit le révélateur de nos limites éducatives… face à un monde économique et technologique débridé …
Bruno Devauchelle