L’heure est grave selon Dominique Bucheton. « On entre dans un monde orwellien où l’application de normes, de pratiques, d’outils labélisés, de logiciels, de ‘’clés cognitives universelles’’ pour cerveaux standardisés et triés permettrait de ‘’faire classe’’ » écrit-elle dans cette tribune. « Et ceci, en se laissant guider par le tempo d’incessantes d’évaluations nationales. Finis les projets, les aventures intellectuelles impromptues ! ». Si la chercheuse s’inquiète, c’est parce qu’elle lit dans le projet Attal la fin de l’élève en tant que personne. « Il ne s’agit plus de s’intéresser à son développement réflexif, culturel, créatif, relationnel, psycho-socio-langagier, affectif. Il est la somme des « compétences » évaluées, réduit à ses réussites ou échecs ». Elle appelle à résister et à riposter contre « une école en uniforme (pas que vestimentaire), au pas cadencé de décrets, coupes financières, rhétorique mensongère » qui se met en ordre.
La nature même du métier enseignant serait-elle remise en question ? Les dernières informations qui ont circulé dans la presse, relatives à l’élaboration quasi en secret, par le ministère, de nouveaux programmes du socle commun, laissent apparaitre l’intention forte d’un encadrement serré, comptable des pratiques enseignantes. Une véritable caporalisation : choix des objets de savoirs enseignés, du temps qui leur est imparti pour tous élèves de toutes les classes de France ; programmes pensés dans un petit cercle restreint de conseillers dont certains membres d’ailleurs viennent de démissionner ; absence de toute concertation-co élaboration avec les syndicats et associations de professionnels ou de parents. Inquiétude !
Un nouveau modèle professionnel du métier enseignant se met lentement, insidieusement en place depuis JM Blanquer. C’est celui d’un enseignant qui exécute fidèlement la feuille de route envoyée par le ministre en place : un programme archi détaillé de connaissances et ou compétences accompagnées d’exemples de situations devant les mettre en œuvre. S’y ajoute un véritable harcèlement de préconisations diverses :livrets rouges ou verts, manuels officiels, évaluations incessantes ,des suppressions (les maîtres plus, la technologie en 6°), des ajouts ( sport, théâtre, diverses « éducations à », etc ). De quoi attraper le tournis !
Aujourd’hui, sous couvert d’une rhétorique mielleuse, ce lent travail de démolition du métier enseignant s’apprête à passer à la vitesse supérieure. Avec les groupes de niveau, Il s’en prend frontalement au sens même des missions émancipatrices et démocratiques du métier. Il désorganise les cohérences, continuités, stabilités, complémentarités, nécessaires à l’avancée des parcours scolaires, examens, orientation des élèves. Ainsi il les déstabilise, eux et leurs familles. Il considère la culture comme une sorte d’à côté de peu d’importance, difficile à nommer, évaluer. Les groupes de niveau, le système « teaching for testing », la quasi-suppression du travail en collectif classe en français et maths sont des avertisseurs inquiétants de ces évolutions délétères des attendus du métier enseignant. Les fausses reculades de la nouvelle ministre qui évite de prononcer le mot niveau pour cependant faire appliquer les injonctions du gouvernement, comme les pressions sur les chefs d’établissement pour les mettre en place par le Premier ministre Attal lui-même, tout cela n’a rien de rassurant. Bien au contraire. Oui, la caporalisation de l’école est en route.
Mais soyons réalistes. Il peut être alors parfois tentant, notamment chez les enseignants les plus novices et peu formés, mal payés, chez des enseignants dont le nombre de classes, d’élèves de tâches ne cesse d’augmenter, ou chez les vacataires qui courent d’un établissement à l’autre, oui il peut être tentant d’accepter de chausser les nouveaux habits de « l’enseignant simple exécutant ». Ce sont les uniformes de l’obéissance aveugle du fonctionnaire. Un fonctionnaire auquel on demande d’abdiquer des pans entiers de sa liberté d’agir, de sa liberté de penser son enseignement en s’ajustant à un contexte, à des élèves divers, de manière créative, raisonnée, professionnelle, éthique et responsable. Le nouveau modèle de l’enseignant exécutant est tout le contraire. Pas besoin de penser. Adieu le praticien réflexif. Il suffit simplement de savoir bien appliquer, au bon moment, à des élèves auparavant bien triés, des leçons, des séquences, des évaluations, pré-pensées, voire aujourd’hui des modélisations cognitives. Sera mis à disposition, tout un arsenal de ressources dûment autorisées, labellisées, par le ministère, le plus souvent sans concertation, ni contrôle de la communauté éducative et scientifique. On entre dans un monde orwellien où l’application de normes, de pratiques, d’outils labélisés, de logiciels, de « clés cognitives universelles » pour cerveaux standardisés et triés permettrait de « faire classe ». Et ceci, en se laissant guider par le tempo d’incessantes d’évaluations nationales. Finis les projets, les aventures intellectuelles impromptues !
L’élève comme personne n’existe plus. Il ne s’agit plus de s’intéresser à son développement réflexif, culturel, créatif, relationnel, psycho-socio-langagier, affectif. Il est la somme des « compétences » évaluées, réduit à ses réussites ou échecs. On peut ainsi l’orienter mathématiquement, sans se poser de questions. Je caricature ? Je crains, que non.
Le projet est fou, dangereux. Derrière la rhétorique de mots creux comme le « choc des savoirs fondamentaux » jamais explicités, il s’en prend aux finalités, fonctionnements, principes de deux disciplines, le français et les mathématiques parmi les plus décisives pour le devenir scolaire des élèves. Ces deux disciplines ont des représentants. Leurs associations professionnelles et de recherche ont leur mot à dire et témoignent d’une très longue expérience. Deux disciplines dont les enseignants souffrent de plus en plus de manque de temps pour, en collectif repenser un accompagnement plus précis des élèves, selon leurs besoins ou difficultés spécifiques. Des disciplines qui ont besoin de moments de concertation fréquents pour préparer, ajuster les cours (la nouvelle ministre offre généreusement deux demi-journées en juin !) Au japon c’est un tiers du temps de travail des enseignants dans l’établissement !
Ce projet de caporalisation des enseignants entre en cohérence avec une réforme de la formation et les réductions drastiques budgétaires qui s’annoncent. Plus besoin d’enseignants longuement formés, bien payés, auteurs de leur activité et de leurs choix didactiques et pédagogiques! Des formations expresses, très cadrées et verticales, pendant les congés de préférence, suffiront. Des vacataires remplaçables dotés d’ un kit de leçons : quelles économies !
Une école en uniforme (pas que vestimentaire), au pas cadencé de décrets, coupes financières, rhétorique mensongère, se met en ordre. Résistons. Ripostons. Proposons d’autres chemins pour que l’école soit à la hauteur des défis sociétaux, démocratiques, économiques devant nous.
Dominique Bucheton,
Professeure honoraire, Université de Montpellier